Art et Pensée - GERMS : l'affirmationnisme Esquisse pour un premier manifeste d
Art et Pensée - GERMS : l'affirmationnisme Esquisse pour un premier manifeste de l’affirmationnisme - Alain Badiou - Serait-il convenable de supporter que le siècle qui s’ouvre soit monotonement assuré de ce qu’aucun projet ne l’anime ? De consentir à ce que la forme de l’art soit celle que lui prescrivent les grands dispositifs de la technique et du commerce ? Ou encore, peut-il nous suffire d’habiter une sorte de réserve minoritaire, superficiellement ésotérique, et où, de temps à autre, vient se servir la curiosité thésaurisante des puissants ? Serons-nous ainsi tantôt les agitateurs du multimédiatique, tantôt les “ primitifs ” de la décoration modernisée ? Je propose de dire que notre force, de résistance et d’invention, exige que nous renoncions aux délices de la marge, de l’obliquité, de la déconstruction infinie, du fragment, de l’exposition tremblante à la mortalité, de la finitude et du corps. Nous devons, et donc nous pouvons, déclarer dans l’art l’existence de ce qui, pour le pauvre siècle qui s’ouvre, n’existe plus : la construction monumentale, le projet, la force créatrice des faibles, la mise à bas des Empires. Nous devons nous opposer à tous ceux qui ne veulent que finir, à la cohorte des derniers hommes, exténués et parasitaires, à leur infernale “ modestie ”. La fin de l’art, de la métaphysique, de la représentation, de l’imitation, de la transcendance, de l’œuvre, de l’esprit : assez ! Déclarons d’un seul coup la Fin de toutes les fins, le commencement possible de tout ce qui est comme de tout ce qui fut et sera. Je propose ici quelques attendus, qui seront sûrement perfectionnés, d’une telle déclaration. Il s’agit que l’art, sous toutes ses formes, reprenne en charge, au rebours de son actuelle déclinaison vers la multiplicité inconsistante, la puissance immorale, sans retenue, et - si elle réussit - foncièrement inhumaine, de l’affirmation. Oui ! Il s’agit des droits artistiques, sur l’humanité, de l’inhumaine vérité. Il s’agit que nous acceptions à nouveau d’être transis par une vérité (ou une beauté : c’est la même chose), plutôt que de gouverner au plus juste les modes mineurs de notre expression. Il s’agit d’affirmer. Et c’est pourquoi cette esquisse est celle d’un manifeste de l’Affirmationnisme. 1/ Affirmer la décomposition de la Critique des fins Du début du siècle à la fin des années soixante, les artistes pensent, à juste titre, que leur travail assume une forte dimension critique, élargie aux conditions mêmes de leur art. Ils pensent que les fins auxquelles les gens des Lumières au XVIIIe siècle, les gens du Progrès au XIXe siècle, ont subordonné l’action artistique doivent être révoquées en doute, et que l’art doit d’abord examiner et soupçonner sa propre possibilité. S’ils ne le pensent pas, ou si cette pensée n’est que ce que leur œuvre obscure confie à l’avenir, on le pense en leur nom. Ceux qui ont pour fonction de représenter les arts dans la pensée écrite - on ne rappellera jamais assez qu’un artiste n’est pas forcément un “ intellectuel ”-, critiques et philosophes, et sans nous excepter, nous, les futurs affirmationnistes, antérieurement à notre conversion réelle, tous marmonnent depuis longtemps que poètes et peintres ont dynamité l’univers mimétique de la représentation, qu’ils ont fait de la vie elle-même le matériau immédiat de l’art, qu’ils ont achevé le cycle sacré de l’œuvre, et ouvert le monde à une production libre, parce que désœuvrée. Depuis des décennies, se tiennent sur la brèche de la Critique par l’art, de la mise à mort des fins universelles, de la subversion artistique, de l’art comme exposition de la finitude et tremblement de la mortalité, tous les critiques, essayistes et philosophes chez qui la poussière blanche des chantiers du concept - même travaillé, comme le désirait Nietzsche, au marteau -, suscite une intolérable envie devant la puissance du poème, la matérialité du geste pictural, l’abstraction du signe musical. Agenouillés aussi près que possible de l’autel où l’on célèbre l’affirmation artistique, ils écrivent - et les arguments ne leur font pas défaut - que les artistes ont brisé toutes les frontières disciplinaires, qu’ils transitent, comme des voyageurs ivres, de l’image au concept et de la chose matérielle à l’humiliation triomphale de son Idée. Ils enseignent que les poètes ont dépoétisé le poème, et cadencé en poème la prose la plus plate. Ils voient dans l’artiste contemporain le seul vrai démocrate radical, puisqu’il a élevé, disent-ils, l’ordinaire et la fange à l’égal de la dorure et du stupéfiant. Ils sont convaincus que grâce aux artistes, l’événement s’est substitué à l’inertie objective. Ils se réjouissent de voir certains entrepreneurs de l’art installer en tous lieux la gloire presque invisible de l’éphémère, organiser tous les jours, dans le vent des ponts ou la paix des jardins, la rencontre de hordes de machines à coudre et de squelettiques bouquetins. On magnifie, c’est important, l’apport considérable de l’art “ moderne ” à l’émancipation sexuelle. Les artistes, disent leurs thuriféraires, ont porté la forme sexuelle à son point de fusion, puisque ce ne sont partout que débauches figurales, sexes indécidés, anus ouverts à la matraque, vagins maritimes, verges ramollies traversées s’il le faut de quelques épingles. C’est que seuls les artistes - d’après leurs mécènes et compagnons intellectuels, mais sans que les dits artistes, qu’on soupçonnera d’ébriété, les démentent - ont compris, contre la dictature millénaire de l’idéalisme esthétique et de la finalité du Vrai et du Beau, que le corps en sa dérive extrême est la source de toute énergie, le lieu de toute liberté véritable. Aussi l’art concret doit devenir danse furieuse, corps projetés, excrétion, infibulation, masturbation en gros plan. Ou il doit s’établir en rival du silencieux vol plané des catatonies pharmaceutiques. T oujours le corps : la transe, ou le rêve enfumé. Courons sportivement à travers la peinture fraîchement sortie de son pot! Eclaboussons le corps dansant, éclatons rythmiquement la tornade électronique des orchestres ! Nous n’aurons rien, à moins de requérir sur la scène la chair avachie des matins avinés. Ou alors, immobilisons absolument la durée, pour infliger au corps le supplice hypnotique d’un son immémorial, d’un plan fixe anodin, d’une fluorescence stridente. L’art contemporain, dit le chœur critique qui en pense la pensée, est l’acte enfin trouvé de la déconstruction. Il répudie toute figure de la totalité, de l’achèvement, de l’affirmation. A bas la boursouflure wagnérienne de l’œuvre d’art totale ! Jetons à terre le cadavre génial du XIXe siècle ! L’esthétique volontaire est pour toujours celle du fragment, de la rognure, du déchet. Que l’on aménage, par exécration de l’œuvre comme totalité, entre elle et son entour des transitions impalpables. Ainsi l’art se fera de plus en plus fragment indiscernable de l’anonymat du monde. Notre impératif catégorique : liquider la vieille opposition du Beau et du Laid, dont au demeurant personne n’a jamais pu fonder la pertinence ou le critère. La splendeur de l’ignoble et l’ignominie du splendide vont de soi. Il s’agit de circuler librement dans le dédale des formes, dans le labyrinthe de l’informe, en sorte que l’art puisse être à la fois la libre sélection de ce qui lui convient, et la réquisition pour ce faire d’une totalité anomique, dont la seule règle est celle-ci : a une valeur tout ce qui a eu, a, ou aura, une valeur pour une communauté quelconque, virtuelle s’il le faut. Et a également une valeur ce qui n’a de valeur, ou mieux encore de non-valeur, que pour moi. Que tous les Mois, individuels et collectifs, s’expriment ! Alors, enfin, le T out sera défait. Que chacun soit par l’art le Moi ineffable, insubstituable, par quoi toute singularité qui prétendrait à l’universel sera voluptueusement déconstruite. Que chaque “ communauté ” (s’il existe des “ communautés ”) clame, dans l’ordre des signes qui lui conviennent, la relativité définitive de toute valorisation, l’égalité plénière de Mondrian et d’un crooner idiot, de Beckett et de Buffy-contre-les-vampires, de Webern et du catalogue de la Redoute. Démocratie, démocratie ! L’élitisme ne passera plus. Les Héritiers n’auront plus d’héritage. Il n’y a que des particularités, donc tout vaut tout. Ainsi la subversion par les arts, qui dans le siècle, voulait conquérir à tout prix, dans le dénuement destructeur, une universalité réelle, même barbare, cette frénétique volonté critique et créatrice qui fut celle des avant-gardes, au moment de finir se change en son contraire : le culte, aussi arrogant que fade, de la particularité. Contre Pascal, on proclame partout que le Moi est adorable. Et contre l’universalisme des vérités, on proclame aussi fort que la règle de goût et de pensée d’un sous-groupe quelconque de l’humanité possède de plein droit les vertus de la dérive minoritaire. Art des fous, des femmes, des colonisés, d’abord et avant tout. Voilà, nous l’affirmons, une exigence particulièrement fondée. Mais le tranchant de cet élargissement de l’universel n’est plus que celui d’un sabre démocratique en bois, si, dans la foulée, on interdit tout aussi bien de minimiser l’art des corses et des cadres, comme celui des mordus et des madrés. Quand le vouloir universel ne prend plus appui que sur uploads/s3/ badiou-manifeste-affirmationniste.pdf
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- Publié le Sep 04, 2021
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