Études de lettres 3-4 | 2013 Narrations visuelles, visions narratives Narration

Études de lettres 3-4 | 2013 Narrations visuelles, visions narratives Narration et bande dessinée. L’enjeu clé d’une spécificité sémiotique Jean-Louis Tilleuil Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/574 DOI : 10.4000/edl.574 ISSN : 2296-5084 Éditeur Université de Lausanne Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2013 Pagination : 69-92 ISBN : 978-2-940331-33-8 ISSN : 0014-2026 Référence électronique Jean-Louis Tilleuil, « Narration et bande dessinée. L’enjeu clé d’une spécificité sémiotique », Études de lettres [En ligne], 3-4 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 18 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/574 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.574 © Études de lettres NARRATION ET BANDE DESSINÉE L’ENJEU CLÉ D’UNE SPÉCIFICITÉ SÉMIOTIQUE Etudier la bande dessinée produite en Europe francophone a ceci d’avantageux que cela engage à ouvrir une perspective historique somme toute limitée dans le temps : le XXe siècle, avec la constitution du champ de la bande dessinée dans les années 1960 1. Le parcours historique que je propose sera attentif au devenir de la spécificité sémio- tique du genre, qui repose sur une association particulière du texte écrit et de l’image en séquence, ainsi qu’aux procédures de narration rendues possibles par cette combi- naison. Les quelques arrêts devant des temps forts de l’histoire de cette mixité signi- fiante et narrative serviront de point de comparaison et de support critique à l’étude du fonctionnement différencié de deux productions issues de notre première décennie du XXIe siècle, dont on peut d’emblée faire l’hypothèse que l’une représente une sorte d’interface entre classicisme et modernité, et l’autre une franche modernité. Il s’agit du Combat ordinaire (2003-2008) 2, de Manu Larcenet et de Papa (2006), d’Aude Picault. 1. La révolution copernicienne de la narration BD Dans une étude qui date déjà de bientôt trente ans, la sociologue Irène Pennacchioni a très bien décrit les implications culturelles sous-jacentes à l’introduction du texte dans l’espace de l’image, événement décisif pour la « naissance » de la bande dessinée : 1. L. Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée ». 2. La suite comprend quatre albums, tous publiés chez Dargaud : Tome 1 : Le combat ordinaire (2003, 54 p.), Tome 2 : Les quantités négligeables (2004, 64 p.), Tome 3 : Ce qui est précieux (2006, 64 p.), Tome 4 : Planter des clous (2008, 64 p.). 70 ÉTUDES DE LETTRES L’histoire illustrée était appréciée dans la mesure où elle révélait un texte. Du texte qui « s’encanaille » dans l’illustration, nous voici d’em- blée à l’intérieur d’une image qui consent au texte. L’image encercle, comprime le texte dans une sorte de baluchon que les protagonistes semblent porter sur leur dos : belle allégorie de la parole. C’est la bulle, les fumetti italiens, encore appelée phylactère. La bande dessinée bafoue le texte, le réduit à des dimensions subalternes 3. Du Français Christophe à l’Américain Disney, ou en d’autres mots de l’histoire illustrée européenne à la bande dessinée dont le modèle amé- ricain mis au point dès la fin du XIXe siècle servira longtemps de réfé- rence, les frontières entre texte et image se sont déplacées : d’un marquage net et franc des distances, qui place autoritairement le texte sous le cadre de l’image pour en « supporter » la signification, on est passé à une compromission contrainte du texte à côtoyer l’image dans son espace à elle, quitte à ce que, par souci de réduire une promiscuité trop brutale, ce texte puisse apparaître dans une sorte de no man’s land visuel – le fond blanc du ballon – qui neutralise quelque peu cette omniprésence de l’image. Mais il est une autre règle plus générale, à déduire des commentaires sur l’inversion du rapport entre texte et image et sur laquelle il faut insister, car elle est au fondement de la distinction des procédures de narration mises en place par l’histoire illustrée et la bande dessinée : L’histoire illustrée manifeste la situation transcendante du narrateur par rapport aux personnages dont les actions déroulent la trame pré- visible de leur définition sociale et morale. Le texte alors extérieur à l’image exprime la toute puissance d’un commentaire qui se réserve le fin mot de l’histoire. La caricature de la bande dessinée s’anime et paraît se soumettre à d’autres lois. […] C’est que le récit (aventures, gags ou suspense) fait désormais nettement la loi à l’intérieur de l’image. […] Ses person- nages s’émancipent, et traduisent dans leurs gestes et leurs expressions l’obéissance à la vraisemblance du récit 4. Si l’opposition entre histoire illustrée et bande dessinée gagne en précision, en va-t-il de même pour l’apport historiquement révolution- naire du Journal de Mickey au milieu des années 1930 ? C’est parce qu’il 3. I. Pennacchioni, La nostalgie en images, p. 122. 4. Ibid., p. 123. NARRATION ET BANDE DESSINÉE 71 a initié un mouvement, tant sur le plan formel par l’imposition d’une rigueur et d’une dynamique narratives qui doivent beaucoup au dessin animé et au cinéma, que sur le plan du contenu, par la diversification de ses fictions (humoristiques, mais aussi policières, exotiques, SF, fan- tastiques…), que l’arrivée du Journal de Mickey constitue un événement décisif dans l’histoire de la bande dessinée francophone et européenne. Cela étant, ces renouvellements formels et fictionnels sont déjà percep- tibles en France et en Belgique avant les années 1930, avec Alain Saint- Ogan et Hergé pour leur pratique de la « bande à bulles » et leur souci commun de dynamiser la narration. 2. Vers une Querelle des Anciens et des Modernes Pour que la révolution des années 1930, venue d’outre-Atlantique pour l’essentiel, puisse produire des effets « de l’intérieur », c’est-à-dire renou- veler la création européenne par la fixation des règles d’un premier clas- sicisme que les années 1970 identifieront après coup au concept de « la ligne claire » 5, il faudra attendre que se produise paradoxalement un évé- nement dramatique, à savoir la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), qui contraint de jeunes auteurs à modifier leurs habitudes de travail pour remédier aux problèmes que l’occupation allemande pose à l’édition pour la jeunesse. Face à ce modèle « classique », à l’hégémonie plus belge que française, va se développer, dans les années 1960-1970, un contre-modèle « moderne », plus français que belge, dont l’activation sera décisive pour l’autonomisation du champ de la bande dessinée, tout au moins en Europe occidentale francophone. Les facteurs à l’origine de l’émer- gence de ce second pôle de production sont bien connus : l’arrivée de nouvelles générations d’auteurs, formés en Ecole d’art, qui décident, dans le contexte de contestation post-soixante-huitard, de se réaliser comme artistes grâce à la bande dessinée (Gotlib, Bretécher, Druillet, Giraud, Mézières, Tardi, Bilal…) ; l’intérêt d’une critique spécialisée qui se chargera de faire l’histoire du genre, avant de s’attaquer à la fixation – jamais satisfaisante – de sa spécificité ; la multiplication des supports (à commencer par Pilote) et de petites maisons d’édition parallèles (comme 5. P. Sterckx, « Alain Saint-Ogan, Edgar P. Jacobs, Hergé, Joost Swarte », p. 48. 72 ÉTUDES DE LETTRES initialement Glénat 6, les Humanoïdes Associés 7…), qui donneront l’occasion à cette première Nouvelle Bande Dessinée de s’exprimer avec beaucoup de liberté sur les plans thématique et narratif. Sans oublier un nouveau public, tout heureux de trouver dans cette production une « chaussure à [son] pied [d’adolescent] », de moins en moins attiré par la culture légitime et en phase avec une création qui se veut en rupture. Constitué à partir du positionnement de ces deux pôles de production (traditionnel versus novateur), le champ de la bande dessinée a, depuis lors, entretenu sa dynamique en reproduisant avec une certaine régula- rité l’épisode de la « Querelle des Anciens et des Modernes », emprunté au champ voisin de la littérature, avec comme conséquence – comme dans le champ littéraire – de voir son espace disponible de plus en plus occupé par de nouvelles positions dont l’apparition a elle-même pour effet d’eu- phémiser ce que l’opposition simple entre les deux pôles extrêmes pour- rait avoir de trop radical. Ainsi, un Nouveau Classicisme, soucieux de renouer avec l’aventure du classicisme précédent mais attentif aussi à tirer les leçons esthétiques de la première Nouvelle Bande Dessinée (la tabu- larité compromet explicitement la linéarité traditionnelle), a vu le jour dans le courant des années 1980. Des revues comme Circus (1975-1989), Vécu (1985-2005 ?), voire (A suivre) (1978-1997) en ont été les supports de prépublication privilégiés et ont révélé au grand public les talents de François Bourgeon, Patrick Cothias et André Juillard, Serge Letendre et Régis Loisel entre autres. Depuis les années 1990, une Nouvelle… Nouvelle Bande Dessinée a pris position dans le champ, avec des auteurs comme Joan Sfar, David B, Lewis Trondheim, Dupuy et Berberian, Manu Larcenet, etc. Ils parta- gent une même conception de la bande dessinée, traditionnelle en fait, qui est de « raconter une histoire », mais – distinction oblige – ils entre- tiennent une sorte de rejet à l’encontre des grands noms de la première Nouvelle Bande Dessinée (comme Moebius ou Bilal) et du Nouveau Classicisme (Juillard, Loisel…), coupables d’avoir uploads/s3/ bd-rapport-texte-image.pdf

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