- 95 - Bulletin of the Faculty of Foreign Studies, Sophia University, No.50 (20
- 95 - Bulletin of the Faculty of Foreign Studies, Sophia University, No.50 (2015) 1 Bataille, Foucault : deux regards philosophiques sur la « modernité » de Manet Hervé COUCHOT RÉSUMÉ / 要旨 Accolé à la peinture de Manet, le qualifi catif de “modernité” est devenu au fi l du temps un stéréotype dont il nous semble opportun d’interroger les signifi cations implicites, les enjeux esthétiques et les éventuelles limites. Nous nous proposons, à cet effet, de confronter deux approches différentes de cette modernité en peinture dans les réflexions successivement consacrées à Manet par Georges Bataille et Michel Foucault. Relevant d’époques et de problématiques différentes, la mise en regard mutuelle et le croisement de ces deux “lectures” de l’oeuvre de Manet peuvent s’avérer éclairantes, tant pour préciser les contenus philosophiques de l’idée de modernité que par leurs “points aveugles” respectifs : quels sont les critères de la modernité en Art et dans quelle mesure la peinture de Manet les incarne-t-elle mieux qu’une autre ? マネの絵画に適用された「モデルニテ」という言葉は、次第にステレ オタイプと化したが、その言葉に込められた暗示的な意味や美学上の争 点、またその限界について問い直す必要があると思われる。そこで本論 文では、ジョルジュ・バタイユそしてミシェル・フーコーがそれぞれマ ネについて行なった考察を取りあげ、絵画におけるモデルニテに対する 2 つのアプローチを比較検討する。マネの作品を 「読む」 2 つのあり方は、 時代も問題系も異なっているが、それらを比較対照させることで、モデ ルニテという観念の哲学的内容を明確化するとともに、 それぞれの 「盲点」 を明らかにすることができる。芸術におけるモデルニテの基準とは何か、 マネの絵画は他の絵画と比べてその基準をどれくらい満たしているのか、 - 96 - 2 Hervé COUCHOT といった問いを解明することができるのである。 La modernité comme lieu commun « Manet : inventeur de la peinture moderne ». Loin de s’imposer du vivant du peintre, ce jugement pourrait désormais figurer en bonne place dans un bêtisier de notre temps. Il ne fait guère de doute en effet que faute d’une détermination précise de son contenu, la notion de « modernité » ressemble comme deux gouttes d’encre à la fameuse « nuit où toutes les vaches sont grises » chère au philosophe Hegel : « (quoique nous l’utilisions très souvent) le mot « moderne » est évidemment vide de sens » constate ainsi le philosophe Michel Foucault dans un cours au collège de France1. Ne peut-on en effet accommoder l’idée de modernité à toutes les sauces et tout artiste renouvelant les formes d’expression de son art ne peut-il être dit « moderne » à sa façon, quel que soit le siècle auquel il appartient ?2 Appliqué à l’œuvre peinte de Manet, ce qualificatif pourrait donc bien n’être qu’un simple poncif dont on nous rebattrait les oreilles jusqu’à satiété faute de pouvoir indiquer plus précisément en quoi consiste sa nouveauté. Telle est la conviction du romancier Philippe Sollers distinguant, à la suite de Nietzsche, l’inactualité du grand artiste de sa supposée « modernité » ou « contemporanéïté », autre notion elle-même problématique3 : « La question par laquelle nous devons aborder Manet 1 Cours du 21 janvier 1976, Il faut défendre la société, Seuil / Gallimard “hautes études”, 1997, p.69-70. 2 On peut penser également aux critiques adressées par Pascal à l’opposition convenue des « anciens » et des « modernes » dans sa Préface au Traité du vide (1651) : « Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses ». 3 Pour une approche philosophique de cette notion, lire l’étude de Giorgio Agamben, Qu’est- ce que le contemporain?, 2008, Payot & Rivages. - 97 - Bataille, Foucault : deux regards philosophiques sur la « modernité » de Manet 3 aujourd’hui, c’était déjà dans Les Folies, c’est d’essayer de se débarrasser des clichés à son sujet. On en fait un impressionniste. Absolument pas ! Ce serait l’inventeur de « l’art moderne ». Absolument pas ! Il n’y a pas d’art moderne, il y a l’art tout simplement, et l’art du temps, s’il est fondamental, est l’art de tous les temps en même temps (…) On veut à tout prix que Manet et Cézanne aient été les précurseurs et les fondateurs de « l’art moderne ». C’est ignorer leur obsession : ranimer la peinture ancienne la transformer, la transfigurer, se mouvoir librement en elle, être à sa hauteur ici et maintenant, contre le kitsch des pompiers. »4 Pour ce qui est de la peinture de Manet, en effet, on pourrait tout aussi bien affirmer qu’elle est celle d’un « hyper classique » et que, comme tout créateur digne de ce nom, le peintre n’a cessé de dialoguer avec la tradition de son art allant jusqu’à donner explicitement la réplique à quelques « grands ancêtres », très éloignés de lui dans le temps. On pourrait même imaginer que Manet aurait pu déclarer, à rebours de ce nouvel académisme critique, qu’il lui était indifférent d’être moderne5, quand bien même, suivant l’un de ses propos rapportés, « il faut être de son temps et faire ce que l’on voit »6. On se souvient en outre que le célèbre portrait baudelairien du « peintre de la vie moderne », dont Constantin Guys constitue 4 Philippe Sollers, “La Révolution Manet”, L’infi ni, n°114, Printemps 2011, Gallimard, p.18. et “Renaissance de Manet”, L’infi ni, n°115, Été 2011, Gallimard, (p.9.). Lire également le roman du même auteur dont Manet est le personnage principal : « Manet « précurseur de l’art moderne ? » Mais non, tous les « modernes » sont vieux à côté de lui. » (L’éclaircie, 2012, folio, p.28 et 102.). 5 Cette phrase célèbre de Roland Barthes se trouve dans un fragment de journal intime intitulé « Soirées de Paris » daté du 13 août 1977 : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne.» Roland Barthes, « Délibération », Oeuvres complètes, T.V, Seuil, 2002, p. 676. 6 Propos rapportés par Antonin Proust dans « Edouard Manet, Souvenirs », La revue blanche, mai 1897, rééd. Paris, L’échoppe, 1996, p.10. - 98 - 4 Hervé COUCHOT l’archétype, ne mentionne pas une seule fois le nom de celui que l’écrivain présente, de manière ambiguë, comme le « premier dans la décrépitude de son art »7. Il faudrait dès lors interroger de plus près les sens possibles de cette peinture de la « vie moderne », telle que l’entendait Baudelaire, en se demandant notamment si cette expression s’applique davantage à la nouveauté des sujets représentés8, au style de l’exécution ou encore à la seule peinture de son temps9. Dans quelle mesure l’œuvre de Manet correspond-elle à la conception que se fait Baudelaire du moderne ? Fondée ou pas, il n’en demeure pas moins significatif que cette qualifi cation de « modernité », ou de « modernisme », appliquée aux toiles de Manet, revient fréquemment dans les nombreux travaux qui lui ont été consacrés10, et qu’elle constitue un point de convergence, malgré leurs différences d’approche, entre deux penseurs français, parmi les plus importants du 20 ème siècle, qui ont consacré une étude développée à ce peintre : Georges Bataille dans une monographie parue en 1955 11 et Michel Foucault à l’occasion d’une conférence prononcée à Tunis en 197112. 7 Dans une lettre adressée au peintre datée du 11 mai 1865. Charles Baudelaire, Correspondance, Claude Pichois et Jean Ziegler, éd. 2 vol. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, T.2, p.496-497. 8 Dans l’un de ces tous premiers textes critiques sur la peinture (“Peintres et aquafortistes”, Le Boulevard, 14 septembre 1862), Baudelaire évoque ainsi à propos de Manet et de Legros “leur goût décidé pour la réalité, la réalité moderne” sans donner plus de précisions (Oeuvres complètes, Paris, Bibliothèque de La Pléiade-Gallimard, 1961, p.822-825.). 9 Il n’est pas simple de trancher entre ces différents sens possibles, d’ailleurs non exclusifs l’un de l’autre si l’on relit l’essai de Baudelaire (publié en trois temps entre novembre et décembre 1863). La modernité y est notamment définie comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » mais Baudelaire ajoute tout aussitôt, ce qui n’est pas contradictoire, qu’« il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien » (“Le peintre de la vie moderne” in Oeuvres complètes (1968), Seuil “L’intégrale”, p.553.). 10 Lire parmi bien d’autres titres possibles les études de Michaël Fried, Le modernisme de Manet, (Gallimard, 1996) et de Stéphane Guégan, Manet, l’héroïsme de la vie moderne (Découvertes Gallimard / Musée d’Orsay, “hors série”, 2011). 11 Manet (1955), éditions Skira / Flammarion, 1983. 12 Michel Foucault, La peinture de Manet (1971), Seuil “Traces écrites” (2004). La première version de cette conférence, présentant quelques variantes avec celle de Tunis, a été prononcée en 1967 à Milan. - 99 - Bataille, Foucault : deux regards philosophiques sur la « modernité » de Manet 5 Chacun de ces regards portés tour à tour, à différentes époques, sur la modernité de Manet nous semble d’autant plus éclairant qu’il possède, à la fois ses fulgurances et ses points aveugles. Il permet en outre de jeter une lumière rétrospective sur la place occupée par la peinture dans l’œuvre de ces penseurs ainsi que sur leur conception respective de la modernité. Georges Bataille : la modernité comme « destruction du sujet » De Lascaux à Olympia : la double énigme d’un silence souverain En 1955, Bataille fait paraître coup sur coup deux monographies, l’une consacrée à la peinture préhistorique — Lascaux ou la naissance de l’Art — et une étude sobrement intitulée Manet, qui composent une sorte de diptyque. Malgré leur éloignement dans le temps et les interrogations singulières uploads/s3/ filosofia-frances.pdf
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- Publié le Apv 02, 2022
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