LA CARICATURE DANS LES CONTES CRUELS D’OCTAVE MIRBEAU ASPECTS, FORMES ET SIGNIF

LA CARICATURE DANS LES CONTES CRUELS D’OCTAVE MIRBEAU ASPECTS, FORMES ET SIGNIFICATION(S) « La caricature est une manifestation stérile de l’esprit » Octave Mirbeau Est-il nécessaire de rappeler, au seuil de cette étude, la place considérable que la caricature occupe au XIXe siècle, aussi bien dans les arts graphiques qu’en littérature ? À peine y fait-on allusion qu’une multitude de noms surgit spontanément, de Grandville à Robida, de Daumier à Steinlen, en passant par Gavarni, Henri Monnier, Léandre, Jossot… La liste est à peu près inépuisable. Un signe révélateur de l’importance esthétique, politique et culturelle de la caricature est constitué par la multiplication des ouvrages qui lui sont consacrés à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la grande Histoire de la caricature de Champfleury (cinq tomes, de l’Antiquité au monde contemporain, 1865) marquant le début de cette production1. On sait que la caricature, en tant que dessin, a connu le début de sa véritable expansion avec la Révolution de 1789 et que ce mouvement se trouva encore stimulé par le développement considérable de la presse, à partir des années 1830, ainsi que par l’amélioration constante des techniques d’impression et de reproduction. Mais ce sont surtout les bouleversements politiques du XIXe siècle qui ont constitué le terreau indispensable sur lequel la caricature s’est développée. Les événements considérables qui se produisent, en France et en Europe, de 1789 à 1918, favorisent la simplification, le trait forcé, l’outrance, en liaison étroite avec la violence des combats politiques, idéologiques, sociaux et littéraires2. Dans ce contexte, l’affaire Dreyfus, par sa durée (1894-1906), par l’importance de ses enjeux et la complexité de ses implications, constitue l’un des sommets de la production caricaturale au XIXe siècle. À partir de 1914, cette fougue caricaturale s’investira, presque intégralement, dans une propagande patriotique et antigermanique dont on a du mal, aujourd’hui, à imaginer les débordements. Est-ce une coïncidence si, parallèlement, la caricature littéraire prend également son essor au XIXe siècle, même si, bien entendu, on en trouve aisément de nombreuses manifestations dans des œuvres beaucoup plus anciennes3 ? Certainement pas. Sans chercher à cerner les multiples causes de cet essor, ce qui déborderait largement le cadre de notre étude, 1 Champfleury est le pseudonyme de Jules Husson (1821-1889), bien connu pour le rôle qu’il a joué dans la naissance du mouvement réaliste, à la fois en tant que théoricien (Le Réalisme, 1857) et romancier (Chien- Caillou, 1847). Il convient de citer également, sans prétendre ici à une quelconque exhaustivité, La Caricature et les caricaturistes, d’Emile Bayard (Librairie Delagrave, 1900), La Caricature et l’humour français au XIXe siècle par Raoul Deberdt (Larousse, s. d.) et, surtout, les très nombreux ouvrages de John Grand-Carteret (1850- 1927), qui, à partir des années 1880, se fit le spécialiste des caricatures publiées dans la presse de son époque en France et en Europe. 2 Qu’on songe simplement à l’avalanche de caricatures suscitée par le mouvement romantique et, dans ce contexte, par la seule bataille d’Hernani ! 1 nous partageons volontiers le point de vue de Lucien Refort4, qui voit dans les apports du romantisme l’origine principale du développement de la caricature littéraire : « Une plus grande liberté et le droit de critique, un affaiblissement de la discipline, la faculté de s’affranchir d’un académisme traditionnel et périmé, si l’on veut un plus grand besoin d’originalité. Le romantisme avait, en littérature, donné tout cela. Le fameux dogme du sublime et du grotesque, en permettant le développement du réalisme, semblait ouvrir toute grande la porte à la description caricaturale5. » Octave Mirbeau qui, au demeurant, dit éprouver peu de goût pour la caricature dessinée6, n’échappe pas à cette esthétique, aussi bien par son tempérament que par ses choix littéraires et idéologiques, dont la publication des Grimaces, de juillet 1883 à janvier 1884, donne une première et magistrale illustration. Il faut également invoquer les influences mêlées de Victor Hugo, de Théophile Gautier (Les Grotesques) et la proximité de Barbey d’Aurévilly, de Huysmans, de Villiers de l’Isle Adam (Contes cruels !) et de Zola. S’il y a chez Mirbeau, à l’évidence, une caricature politique et idéologique étroitement liée à ses convictions personnelles, à son tempérament de polémiste et de pamphlétaire, dont ses multiples articles offrent autant d’illustrations7, c’est à l’écriture caricaturale que nous allons nous intéresser en exploitant l’ensemble de ses Contes cruels8, afin d’essayer d’en cerner les formes et les aspects. Cette caricature, dont on verra qu’elle est constamment présente dans cette partie de l’œuvre de Mirbeau, définit, au-delà de la charge satirique, une esthétique de la laideur et sert finalement de révélateur, et de support, à une vision désespérée de la condition humaine. UNE ARME DE GUERRE REDOUTABLE Ce que la lecture des Contes cruels révèle tout d’abord, c’est la place considérable que la caricature y occupe quantitativement. Cette présence uniformément et régulièrement constante est d’ailleurs signalée, sur le plan lexical, par les nombreuses occurrences des mots qui disent la caricature. O. Mirbeau ne se contente pas de recourir à la caricature, il en parle et ne manque pas les occasions d’évoquer, en guise d’exemples, « la dignité caricaturale » du Père Plançon (« Le Petit vicomte »), la silhouette de Fanchette « attifée comme une caricature » (« La Mort du Père Dugué »), ou ces berlines qui, autrefois, emportaient « des 3 De Villon à Boileau, en passant par Rabelais, évidemment, Scarron et Mathurin Régnier, les exemples ne manquent pas, parmi lesquels le XVIIe siècle est fort bien représenté, alors que le XVIIIe semble plus pauvre… 4 Lucien Refort, La Caricature littéraire, Librairie Armand Colin, 1932. 5 L. Refort, op. cit., page 14. Ce « fameux dogme du sublime et du grotesque », nous aurons l’occasion d’en reparler plus loin à propos de Mirbeau… 6 « J’avoue que je n’ai pour la caricature en général et sa verve parodiste qu’une médiocre estime. La caricature me fait l’effet de ces couplets de vaudeville, de ces refrains de café-concert où la sottise le dispute à la grossièreté. » C’est en effet ce que Mirbeau écrivait dans l’article « Caricature », publié dans le journal La France le 22.09.1885 (O.Mirbeau, Combats esthétiques I, Séguier, 1993, page 214). Il ajoutait, un peu plus loin : « La caricature m’a toujours fait l’effet d’un gamin qui colle des papiers au dos des pions et qui s’en va, pareil au titi de Manette Salomon, crachant sur la beauté des bêtes et la majesté des lions. » (Ibid., p. 216.). 7 Cf. Octave Mirbeau, Combats politiques, édition établie et présentée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Librairie Séguier, 1990. 8 Octave Mirbeau, Contes cruels I et II, édition établie et présentée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Librairie Séguier, 1990. C’est cette édition qui nous sert de référence et qui sera désormais abrégée en C.C. I ou II. 2 caricatures de marquises, sur les routes de là-bas » (« La Livrée de Nessus »). La présence de ces termes, loin d’être fortuite ou insignifiante, est révélatrice non seulement de la place que la caricature occupe dans l’œuvre de Mirbeau, mais plus encore de la polarisation intellectuelle qu’elle constitue pour lui. Ces mots sont autant de jalons susceptibles de guider, voire d’orienter, la démarche du lecteur. L’autre caractéristique générale de la caricature chez Mirbeau, c’est la force corrosive de son trait, qui la situe immédiatement au-delà de la simple fantaisie, du procédé décoratif, cocasse ou humoristique auquel elle se réduit souvent chez les écrivains. Dans les Contes cruels, la caricature n’est à peu près jamais conçue pour faire rire, ni même simplement pour fixer, en l’isolant, puis en l’outrant, un ridicule ou une difformité : entre ses mains, la caricature est une arme de guerre. Il est très significatif, à cet égard, que Mirbeau utilise rarement le procédé, particulièrement cher au dessin caricatural, qui consiste à sélectionner un élément privilégié sur lequel la caricature va se concentrer9. À peine va-t-on pouvoir en trouver deux ou trois exemples sur l’ensemble des Contes cruels : ainsi, la moustache de François Béhu ; mais cette moustache n’est même pas décrite, elle est évoquée en tant que symbole de tout ce que déteste le père Dugué : « la révolte, la paresse, le partage social, toutes les aspirations sacrilèges qui soufflent des grandes villes sur les campagnes, tout un ordre de choses effroyables et nouvelles, auxquelles il ne pouvait penser sans que ses cheveux se dressassent d’horreur sur sa tête10. » La trogne de Barjeot, dans « Un gendarme », constitue un exemple plus convaincant de caricature traditionnelle : [sa] trogne reluisait splendidement, comme si, tous les matins, il eût pris le soin de l’astiquer en même temps que sa giberne. Et de fait, il ne manquait point de l’astiquer, cette trogne éclatante, richement ornée de bubelettes vives, décorée d’un entrelacs de veines bleues, jaunes, violettes, écarlates.11 Dans le cas du portrait collectif des chasseurs de « Paysage d’hiver », c’est un élément inhabituel qui est choisi comme support presque exclusif de la charge caricaturale, le langage : Ils parlaient entre eux, et leur langage uploads/s3/ bernard-jahier-la-caricature-dans-les-quot-contes-cruels-quot-d-x27-octave-mirbeau.pdf

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