1 Le retour de Fourier Jean-Pierre Kahane, Membre de l'Académie des sciences On
1 Le retour de Fourier Jean-Pierre Kahane, Membre de l'Académie des sciences On peut s'étonner de ce titre : "le retour de Fourier". Le nom de Fourier n'est-il pas, depuis longtemps, l'un des plus familiers au public scientifique ? Séries de Fourier, intégrales de Fourier, transformations de Fourier sont en mathématiques les sujets les plus classiques qui soient. L'équation de la chaleur, qui gouverne en général les phénomènes de diffusion (et qui s'applique en particulier, comme Bachelier l'a établi en 1900 à la diffusion des probabilités liées au cours de la Bourse), est appelée par les physiciens, équation de Fourier. L'analyse de Fourier est, pour les ingénieurs, inséparable de la théorie du signal, de la transmission des sons et des images. Le problème majeur en astronomie et en astrophysique, où ce que l'on observe résulte de la transformation d'un signal par un appareil, est la déconvolution qui permet de remonter de l'observation au signal ; l'instrument de cette déconvolution est la transformation de Fourier et la transformation de Fourier rapide (fast Fourier transform, FFT) a été un facteur décisif du développement explosif de l'astrophysique depuis 1962. "FFT", maître mot de la déconvolution, est aujourd'hui un outil indispensable dans un grand nombre de sciences et de techniques. Fourier est une sorte de nom commun, dans tous les sens du terme, pour tous les scientifiques et les ingénieurs, de la génomique structurale à la téléphonie. Depuis longtemps, les mathématiciens de Grenoble ont créé l'Institut Fourier. Depuis 1978, l'université scientifique et médicale s'appelle Université Joseph Fourier. Les éditions Belin ont publié en 1998 un gros volume sur "Fourier, créateur de la physique mathématique" dans lequel le mathématicien Jean Dhombres et le physicien Jean-Bernard Robert décrivent de façon magistrale, dans leur contexte, la vie et l'œuvre de Joseph Fourier. On trouve aujourd'hui des articles et des études sur Fourier dans tous les dictionnaires et toutes les encyclopédies. Oui, Fourier est bien présent et commence à être bien connu. Mais il n'en a pas été toujours ainsi. L'attitude à l'égard de Fourier, en France, est un bon test des mentalités en matière scientifique et en particulier des relations entre physique et mathématique. Il y a cinquante ans, en France, Joseph Fourier était méconnu. Jusque dans sa sixième édition, en 1974, Encyclopaedia Universalis ne contenait pas d'article sur lui. C'était l'époque d'un certain divorce entre physique et mathématique ; Fourier, sans doute, était trop mathématicien pour être un vrai physicien, trop physicien pour être un vrai mathématicien. Aujourd'hui au contraire, Fourier est emblématique du rapprochement entre physique et mathématique. Sur une période de deux siècles, Fourier a été, de manière étonnamment contrastée, mésestimé et célébré. 2 En 1805, âgé de 37 ans, il avait derrière lui une vie mouvementée et une excellente réputation scientifique. La notice rédigée par Arago relate de manière passionnante une existence liée aux grands événements de l'époque : orphelin pauvre, élève brillant à l'École royale militaire d'Auxerre, professeur dans cette école à l'âge de 16 ans ½, auteur à 18 ans d'un mémoire remarquable sur la localisation des racines des équations algébriques, candidat malheureux malgré l'appui du mathématicien Legendre à l'entrée dans l'artillerie (Arago cite la réponse cinglante du Ministre de la guerre "Fourier n'étant pas noble ne pourrait entrer dans l'artillerie, quand il serait un second Newton"), novice à l'abbaye de Saint-Benoît sur Loire, renonçant à prononcer ses vœux par respect des décrets de l'Assemblée nationale, engagé comme acteur efficace dans la Révolution, élève à l'École normale de l'An III où il est remarqué par Monge, "instituteur" à l'École polytechnique, puis participant à l'expédition d'Egypte au temps où Bonaparte signait ses ordres du jour comme "le membre de l'Institut commandant en chef l'armée d'Orient", secrétaire perpétuel de l'Institut du Caire dont le président est Monge, rédacteur en chef du Courrier d'Egypte, négociateur habile au moment du retrait de l'armée d'Orient, et choisi par Bonaparte comme préfet de l'Isère en février 1802. En 1805 donc, il mène de front de grands travaux d'intérêt public comme préfet, la mise au point de sa Préface à la Description de l'Egypte, et une recherche qu'il a entreprise sur la propagation de la chaleur. Ce n'est pas un sujet neuf. Déjà Newton s'en est occupé. Laplace et Lavoisier ont collaboré en 1780 pour la détermination de chaleurs spécifiques et ils ont exposé de façon très claire leur désaccord : Les physiciens sont partagés sur la nature de la chaleur... fluide répandu dans toute la nature... (ou) résultat des mouvements insensibles des molécules de la matière. Lavoisier tient pour le fluide, Laplace pour l'agitation moléculaire. Fourier ne va se préoccuper ni de la nature de la chaleur ni du mécanisme de sa propagation. Dans le mémoire qu'il dépose en 1807 à l'Institut national des sciences et des arts comme dans la version développée qu'il en donne en 1811, puis dans sa Théorie analytique de la chaleur en 1822, il indique son propos en le limitant ainsi : Lorsque la chaleur est inégalement distribuée entre les différents points d'une masse solide, elle tend à se mettre en équilibre, et passe lentement des parties les plus échauffées dans celles qui le sont moins ; en même temps elle se dissipe par la surface, et se perd dans le milieu ou dans le vide. Cette tendance à une distribution uniforme, et cette émission spontanée qui s'opère à la surface des corps, changent continuellement la température des différents points. La question de la propagation de la chaleur consiste à déterminer quelle est la température de chaque point d'un corps à un instant donné, en supposant que les températures initiales sont connues. Dès 1807, Fourier a réalisé son programme pour l'essentiel. Il a étudié la façon dont se présente l'équilibre de la chaleur ou sa propagation au cours du temps dans des corps de formes diverses, et a établi les deux équations générales : à l'intérieur du solide, où D est la densité, K la conductibilité interne et C la chaleur spécifique, et au bord, 3 m, n, p étant les coordonnées d'un vecteur normal à la surface et q sa longueur, et h représentant la conductibilité de surface. L'outil principal pour la mise en évidence de ces équations est la notion de flux, qui est un apport conceptuel majeur de Fourier à la physique. Lui-même ne s'y trompe pas : à la fin de la Théorie analytique de la chaleur (n° 429), il déclare : Cette notion de flux est fondamentale ; tant qu'on ne l'a point acquise, on ne peut se former une idée exacte du phénomène et de l'équation qui l'exprime. Il s'agissait ensuite pour Fourier de résoudre ces équations aux dérivées partielles dans une série de cas particuliers. C'est alors qu'il développe la méthode de décomposition en harmoniques que nous appelons aujourd'hui l'analyse de Fourier. Dès le premier exemple, le calcul de la température à l'intérieur d'un solide illimité dont la base est une bande horizontale et les côtés deux demi-plans verticaux appuyés sur la base, lorsque la base est maintenue à la température de l'eau bouillante (notée 1) et les côtés à celle de la glace fondante (notée 0), il introduit une série trigonométrique pour représenter une fonction donnée. Puis il consacre une série d'articles à la détermination de séries trigonométriques, sommes infinies de termes de la forme ansinnx ou bncosnx, que nous appelons aujourd'hui séries de Fourier, censées représenter des fonctions de formes diverses données sur un intervalle, pour illustrer le fait, paradoxal à l'époque, qu'une même fonction (somme d'une série trigonométrique) peut avoir des expressions différentes aux différents intervalles. Fourier ne se borne pas à la théorie et aux calculs. Dans son appartement de préfet, il mène des expériences pour les vérifier et en dresse soigneusement les comptes rendus. Le livre de Dhombres et Robert en reproduit quelques uns, y compris sous la forme de photocopies de manuscrits inédits de Fourier (p. 330 et sq). Il travaille dans le tourbillon de la vie publique et dans un isolement scientifique total. En 1807, il achève la rédaction d'un imposant manuscrit intitulé "Théorie de la propagation de la chaleur dans les solides", il le porte à Paris, en donne connaissance à ses collègues Biot et Poisson qu'il a connus à l'École polytechnique, et le présente à la première Classe de l'Institut national des sciences et des arts le 21 décembre. Lagrange, Laplace, Monge et Lacroix sont désignés comme rapporteurs. Silence. Un compte rendu sommaire de son travail paraît en mars 1808, signé P. (Poisson). Mésestimation, incompréhension, c'est un véritable échec pour Fourier. Alors, commence pour Fourier une longue marche. Il entreprend une correspondance avec Lagrange, l'autorité la plus respectée du monde mathématique, et Laplace, le plus capable de juger son œuvre. Le rapport attendu ne vient toujours pas. Mais l'Institut national décide pour thème du Grand Prix qui doit être décerné en 1812, la propagation de la chaleur. Fourier remanie son texte, le réorganise, l'enrichit, et l'adresse à la première Classe de l'Institut national sous forme anonyme selon l'usage, sous le bel épigraphe Et ignem regunt numeri uploads/s3/ fourier-kahane 1 .pdf
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- Publié le Jui 04, 2021
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