L E S T Y L E E T L ' É L O Q U E N C E J U D I C I A I R E S R A Y M O N D L I

L E S T Y L E E T L ' É L O Q U E N C E J U D I C I A I R E S R A Y M O N D L I N D O N L E S T Y L E E T L ' É L O Q U E N C E J U D I C I A I R E S É D I T I O N S A L B I N M I C H E L 22, R U E H U Y G H E N S PARIS XIVe © Éditions Albin Michel, 1 9 6 8 . PREMIÈRE PARTIE LE STYLE JUDICIAIRE CHAPITRE PREMIER L A L A N G U E JUDICIAIRE L a langue judiciaire a, dans l'opinion pu- blique, mauvaise réputation. C'est la langue de Brid'oison. Farcie de termes archaïques, émail- lée de formules latines et scandée de ces atten- dus que la répétition ne dépouille pas, au contraire, de leur caractère rébarbatif, elle rebute. Ajoutez à cela l'aspect des actes d'huissier, leur couleur bleue dont la seule évocation est pleine de menaces, leur disposition calligra- phique sans blancs, sans aération, sans ponctua- tion parfois, et o n comprend qu'ils soient qua- lifiés de grimoires. A . La langue des codes. Cependant, pour une très large part, c e ne sont pas les juges, les h o m m e s de loi, avoués, notaires, huissiers, qui sont responsables des défauts de c e langage, c'est la Loi. N o s codes, en effet, sont pleins de termes et d'expressions auxquels le profane ne comprend goutte, mais dont le sens juridique est bien déter- miné ; et le praticien est bien obligé d e les uti- liser s'il veut être entendu des juges, de m ê m e que ceux-ci, chargés d'appliquer la Loi, doivent en respecter la teneur. Dans le C o d e civil, les exemples sont n o m - breux de c e vocabulaire technique : la possession d'état, en matière de filiation, les vues droites et obliques, les servitudes continues o u dis- continues, e n matière de propriété, sont des formules au sens assez vague pour le vulgaire, mais irremplaçables pour le juriste. C'est c e m ê m e C o d e qui, en matière de contrats, impose l'usage de « synallagmatique » (art. 1102), d e « commutatif » (art. 1104), qui donne un sens déterminé aux mots « dol » (art. 1116), et « acte authentique » (art. 1317). C'est dans le C o d e civil encore, ainsi que dans le C o d e rural qu'on trouve, pour les diverses sortes de louage, les expressions d e « bail e m - phytéotique » , de « bail à cheptel » , o u « à do- maine congéable » , sans parler du bail « à colo- nage partiaire » et d u bail « à complant » . Parfois, la technicité est anatomique, c o m m e dans l'article 3 9 3 du C o d e civil qui fait assister la veuve enceinte d'un « curateur au ventre » . Et l'on pourrait sans peine allonger cette liste. Il arrive m ê m e parfois que le sens d'un mot dans le C o d e se trouve différent du sens de c e m ê m e mot dans le langage courant, o u m ê m e lui soit contraire. C'est le cas du vocable « arrhes » . Dans l'esprit de commerçants qui demandent que, pour toute commande, il soit « laissé des arrhes » , et, en tout cas, dans l'esprit du client qui les laisse, il s'agit seulement d'un acompte qui, en particulier, sera restitué par le fournis- seur, en cas d'inexécution de la commande. M a i s pour le C o d e civil (art. 1590), le versement d'arrhes oblige celui qui les a reçues et qui n'exé- cute pas son obligation à restituer le double. C'est surtout dans le C o d e de procédure ci- vile que l'héritage des temps anciens est le plus apparent. L a table des matières est éloquente, o ù l'on trouve des chapitres intitulés : de la péremption, du désistement, de la tierce op- position, de la requête civile, de la prise à partie, d e la saisie-exécution, de la saisie-brandon. C'est c e C o d e également qui établit la distinc- tion, inintelligible pour le profane mais essen- tielle pour l'avocat et le juge, entre les actions pétitoires et possessoires. D e s termes apparemment semblables mais correspondant à des situations différentes y sont employés, tels que la citation (qui engage le procès devant le tribunal d'instance), et l'ajour- nement (qui l'engage devant le tribunal de grande instance), la sommation (qui est, de fa- ç o n générale, une mise en demeure) et le c o m - mandement (qui est, plus particulièrement, la mise en demeure précédant une saisie). Il y a mieux. Certains mots, certaines for- mules demeurent longtemps en usage, alors qu'ils ont perdu tout sens m ê m e pour les initiés et que ceux-ci ont pris le parti de s'en servir les yeux fermés. C'est ainsi que, jusqu'à une époque toute récente, celle de la publication du décret d u 2 2 décembre 1 9 6 7 , les textes légistatifs, et, en dernier lieu, la loi d u 2 3 juillet 1947, prescri- vaient que les pourvois en cassation devaient être « formés par une requête en forme de vu d'arrêt » . Personne à la C o u r de cassation ne pouvait donner avec certitude le sens d e cette disposition sibylline. Tout au plus pouvait-on penser qu'héritée de quelque édit perdu dans la nuit des temps, elle se référait à un type par- ticulier de requêtes commençant par les mots : « V u l'arrêt du... » Terminons par le vocabulaire du C o d e pénal, qui est d'une importance particulière, car celui qui risque la prison o u l'amende s'inquiète plus que tout autre du sens des mots dont s e sert s o n juge. O r il en est d e déconcertants. Tel celui d e relaxe. L'homme d e la rue, ne connaît, pour qualifier la mise hors d e cause, que le mot d'acquittement. Et « relaxe » l'in- quiète plus qu'il ne le rassure. L'un de m e s amis, aujourd'hui professeur à la faculté de méde- cine, et qui était alors jeune médecin, était allé, au milieu de la nuit, chez une cliente pour l'ac- coucher. Il avait laissé sa voiture devant la porte. M a i s tout occupé à ses soins, il avait oublié que, au jour du m o i s o ù se situait l'histoire, le côté auto- risé pour le stationnement changeait à minuit. Quand, l'accouchement terminé, il revint à sa voiture, il constata qu'il avait été gratifié d'une contravention. Il ne consentit pas à payer l'amende de composition et voulut, au contraire, se présenter devant le juge de simple police. A l'appel de son numéro, et au milieu du tohu- bohu qui est celui de la salle o ù s e jugent les contraventions à Paris, il donne ses explications et invoque la force majeure qu'avait constituée pour lui la venue au monde d'un bel enfant. Ayant achevé son récit, il entendit le juge pro- noncer placidement « relaxe » . C o m m e il ne connaissait pas c e mot, il comprit « relaps » et se vit déjà brûlé vif à l'instar de Jeanne d'Arc. Voici une autre illustration des méfaits de c e mot désuet, joint au caractère téméraire de certains néologismes. U n kinésithérapeute de m e s relations, à qui o n avait injustement repro- ché je ne sais quel exercice prétendument illégal de la médecine avait comparu, avec l'angoisse que l'on devine, devant une chambre correc- tionnelle. M a i s il était sorti d e l'audience, c o m - plètement rasséréné, car il avait bénéficié, m e disait-il quelques jours plus tard, d'une « re- laxation » . Ainsi, o n le voit, c e sont les textes fondamen- taux de notre législation, les codes élaborés au début du X I X siècle, qui, dans une très large mesure, imposent au juriste un vocabulaire spécial, hermétique au profane, et d e cela o n ne peut lui faire grief. B . La langue d e la basoche. Hélas, pour une part qui n'est pas moins grande, la basoche est responsable du caractère ésotérique de son langage. L e phénomène est naturel. Tout métier met- tant en œuvre une science o u une technique particulière a tendance à s e forger un vocabu- laire propre. Il en est ainsi des médecins, des économistes, des ingénieurs, de ceux qui exer- cent des métiers manuels, uploads/s3/ 9782705002091.pdf

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