1 LA TOUR EIFFEL entre refus et fascination. 1889 - 1950 C’est à l’occasion de
1 LA TOUR EIFFEL entre refus et fascination. 1889 - 1950 C’est à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1889, date qui marquait le centenaire de la Révolution française qu’un grand concours est lancé dans le Journal officiel. Le pari est d’« étudier la possibilité d’élever sur le Champ-de-Mars une tour de fer, à base carrée, de 125 mètres de côté et de 300 mètres de hauteur ». Choisi parmi 107 projets, c’est le projet de Gustave Eiffel qui est retenu. La Tour Eiffel est inaugurée le 7 mai 1889. 2 Controverses à ses débuts, avant même la fin de sa construction Journal Le Temps, 14 février 1887 (les travaux viennent de commencer…) AU JOUR LE JOUR Les artistes contre la Tour Eiffel La protestation suivante se signe en ce moment dans Paris À monsieur Alphand Monsieur et cher compatriote, Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté, jusqu'ici intacte, de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l’histoire français menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de « Tour de Babel ». Sans tomber dans l'exaltation du chauvinisme, nous avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans le monde. Au-dessus de ses rues, de ses boulevards élargis, du milieu de ses magnifiques promenades, surgissent les plus nobles monuments que le genre humain ait enfantés. L'âme de la France, créatrice de chefs-d'œuvre, resplendit parmi cette floraison auguste de pierre. L'Italie, l'Allemagne, les Flandres, si fières à juste titre de leur héritage artistique, ne possèdent rien qui soit comparable au nôtre, et de tous les coins de l'univers Paris attire les curiosités et les admirations. Allons-nous donc laisser profaner tout cela ? La ville de Paris va-t-elle donc s'associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de machines, pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ? Car la Tour Eiffel, dont la commerciale Amérique elle-même ne voudrait pas, c’est, n’en doutez point, le déshonneur de Paris. Chacun sent, chacun le dit, chacun s'en afflige profondément, et nous ne sommes qu’un faible écho de l’opinion universelle, si légitimement alarmée. Enfin lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils s’écrieront, étonnés : « Quoi ? C'est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous donner une idée de leur goût si fort vanté ? » Et ils auront raison de se moquer de nous, parce que le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget, de Rude, de Barye, etc., sera devenu le Paris de M. Eiffel. II suffit d'ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer un instant une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu'une gigantesque cheminée d'usine, écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, nous verrons s'allonger comme une tache d'encre l'ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée... C'est à vous, monsieur et cher compatriote, à vous qui aimez tant Paris, qui l'avez tant embelli, qui tant de fois l’avez protégé contre les dévastations administratives et le vandalisme des entreprises industrielles, qu'appartient l'honneur de le défendre une fois de plus. Nous nous remettons à vous du soin de plaider la cause de Paris, sachant que vous y déploierez toute l’énergie, toute l’éloquence que doit inspirer à un artiste tel que vous l’amour de ce qui est beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste. Et si notre cri d'alarme n'est pas entendu, si vos raisons ne sont pas écoutées, si Paris s'obstine dans l'idée de déshonorer Paris, nous aurons, du moins, vous et nous, fait entendre une protestation qui honore.1 Et le journaliste de poursuivre : Nous avons voulu avoir l’avis de M. Eiffel sur une protestation signée de noms aussi considérables. Nous sommes allés le voir, et nous résumons aussi fidèlement que possible sa conversation : Réponse de Gustave Eiffel Tout d’abord, nous dit M. Eiffel, il y a parmi les signataires quelques noms qui m’étonnent. Ainsi, M. Charles Garnier fait partie de la commission même de la tour. Il ne s’y est rien fait qu’il ne l’ait approuvé, c’est donc contre lui-même qu’il proteste. J’avoue ne pas comprendre. Ensuite, pourquoi cette protestation se produit-elle si tard ? Elle aurait eu sa raison d’être il y a un an, lorsqu’on discutait mon projet. […] Quels sont les motifs que donnent les artistes pour protester contre l'érection de la tour ? Qu'elle est inutile, monstrueuse ! Que c’est une horreur ! Nous parlerons de l'inutilité tout à l'heure. Ne nous occupons pour le moment que du mérite esthétique sur lequel les artistes sont plus particulièrement compétents. Je voudrais bien savoir sur quoi ils fondent leur jugement. Car, remarquez-le, monsieur, ma tour, personne ne l'a vue et personne, avant qu'elle ne 1 Sur plusieurs sites, le texte est suivi d’une liste de signataires dans laquelle figure le nom d’Émile Zola. Le texte original (que nous reproduisons ici) du journal Le Temps sur le site Gallica.bnf.fr ne mentionne pas son nom, pas plus que celui de Joris-Karl Huysmans. Le texte même de l’article a subi quelques modifications ; nous en ignorons les raisons… 3 soit construite, ne pourrait dire ce qu'elle sera. On ne la connaît jusqu'à présent que par un simple dessin géométral qui a été tiré à des centaines de mille exemplaires. Depuis quand apprécie-t-on un monument au point de vue de l’art sur un dessin géométral ? Et, si ma tour, quand elle sera construite, au lieu d’une horreur était une belle chose, les artistes ne regretteraient-ils pas d’être partis si vite et si légèrement en campagne contre la conservation d’un monument qui est encore à construire ? Qu’ils attendent donc de l’avoir vue. Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances. Je crois, moi, que ma tour sera belle. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions et qu'en même temps que nous faisons solide et durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l'harmonie ? Le premier principe de l'esthétique architecturale est que les lignes essentielles d'un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. De quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans ma tour ? De la résistance au vent. Eh bien, je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul me les a fournies donneront une grande impression de force et de beauté, car elles traduiront aux yeux la hardiesse de ma conception. Il y a du reste dans le colossal une attraction, un charme propre auxquels les théories d’art ordinaires ne sont guère applicables. Soutiendra-t-on que c’est par leur valeur artistique que les pyramides ont si fortement frappé l’imagination des hommes ? Qu’est-ce autre chose, après tout, que des monticules artificiels ? Et pourtant quel est le visiteur qui reste froid en leur présence ? Qui n’en est pas revenu rempli d’une irrésistible admiration ? Et où est la source de cette admiration sinon dans l’immensité de l’effort et dans la grandeur du résultat ? Ma tour sera le plus haut édifice qu'aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j'avoue que je ne trouve pas. La protestation dit que la tour va écraser de sa grosse masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments. Que d’affaires dans une tour ! Cela fait sourire, vraiment. Quand on veut admirer Notre-Dame, on va la voir du parvis. En quoi du Champ-de-Mars la tour gênera-t-elle le curieux placé sur le parvis Notre-Dame, qui ne la verra pas ? C'est d'ailleurs une des idées les plus fausses, que celle qui consiste à croire qu'un édifice élevé écrase les constructions environnantes. Regardez si l'Opéra ne paraît pas plus écrasé par les maisons du voisinage qu'il ne les écrase lui-même. Allez au rond-point de l'Étoile, et, parce que l'Arc de triomphe est grand, les maisons de la place ne vous en paraîtront pas plus petites. Au contraire, les maisons ont bien l'air d'avoir quinze mètres de haut, et il faut un effort de l'esprit pour croire que l'Arc de triomphe en mesure quarante-cinq. Donc pour ce qui est de l’effet artistique de la tour, personne ne peut en juger à l’avance, pas même uploads/s3/ tour-eiffel.pdf
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- Publié le Mar 11, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
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