Nathalie Heinich CNRS, Groupe de sociologie politique et morale L'ART CONTEMPOR

Nathalie Heinich CNRS, Groupe de sociologie politique et morale L'ART CONTEMPORAIN EXPOSE AUX REJETS : CONTRIBUTION À UNE SOCIOLOGIE DES VALEURS Le propre de Fart contemporain d'avant-garde, dans les arts plastiques, est de pratiquer une déconstruction systématique des cadres mentaux délimitant traditionnellement les frontières de l'art. Ainsi se trouvent mises en évidence, par la négative, les structures cognitives du sens com- mun en matière d'identification des objets susceptibles d'une évaluation esthétique1. Et ce sont en outre les processus évaluatifs qui s'explicitent alors, dans la tension entre les registres de valeurs pertinents dans l'univers artistique, et des registres plus hétéronomes, que tendent à solli- citer les non-spécialistes dès lors que l'objet échappe à leur conception de ce qui relève de l'art2. Aussi l'art contemporain constitue-t-il un terrain de choix pour observer l'articulation entre les frontières cognitives, mises en jeu par l'extension de l'art au-delà de ses limites tradi- tionnelles, et les registres de valeurs, plus ou moins autonomes ou hétéronomes, c'est-à-dire plus ou moins propres au monde de l'art ou au monde ordinaire. Ainsi les situations de désaccord sur la nature des objets mettent-elles en évidence la pluralité des registres évaluatifs dont disposent les acteurs pour construire et justifier une opinion quant à la valeur des objets soumis à leur appréciation. La pluralité des valeurs avait été déjà affirmée par Durkheim en 1911 : « Il existe des types différents de valeurs. Autre chose est la valeur économique, autre chose les valeurs morales, reli- gieuses, esthétiques, spéculatives. Les tentatives si souvent faites en vue de réduire les unes aux autres les idées de bien, de beau, de vrai et d'utile sont toujours restées vaines » (Durkheim, 1967, p. 95). Elle était également au cœur de la théorie des « cadres » selon Erving Goffman, sur HERMÈS 20, 1996 193 Nathalie Heinich le plan formel des modes de rapport à l'expérience (Goffman, 1991 ; Heinich, 1991b) ; elle se re- trouve sur d'autres plans dans les « sphères de justice » selon Michael Walzer, ainsi que dans les « économies de la grandeur » selon Luc Boltanski et Laurent Thévenot (Walzer, 1993 ; Boltanski et Thévenot, 1991). C'est elle que nous allons tenter de déployer ici, de façon essentiellement empirique, à partir des problèmes de qualification posés par l'art contemporain, en allant du pôle le plus « autonome » au pôle le plus « hétéronome »3. Registres de valeurs en usage dans le monde de Part La disqualification par l'absence de beauté devrait à première vue être un lieu commun en matière artistique, et on rencontre en effet des «Je trouve ça moche », « C'est laid », « C'est pas beau », signalant un critère de jugement esthétique. Mais on trouve plus souvent une description subjective des effets produits par l'œuvre : « Aucune émotion », « Cela ne me touche pas », «J'ai trouvé ça ennuyeux ». Là, le registre esthétique, propre à qualifier la valeur objective d'une créa- tion eu égard à sa beauté, son harmonie, son goût, se cumule avec un registre qu'on pourrait appeler esthésique, propre à qualifier l'effet subjectif produit sur les sens — qu'il s'agisse de plai- sir ou de déplaisir visuel, auditif, gustatif, olfactif, sensitif ou erotique. Ce déplacement de l'objectif au subjectif, qui accompagne le déplacement de l'esthétique à l'esthésique, correspond sans doute à une stratégie de minimisation du jugement lui-même, lorsque le sujet s'estime insuf- fisamment qualifié pour produire une évaluation « objective », c'est-à-dire à la fois appliquée à l'œuvre et généralisable à l'ensemble des spectateurs. À l'opposé, un critique d'art doit pouvoir investir le registre esthétique sans risquer une disqualification de sa compétence (Schaeffer, 1996). Il est moins étonnant dès lors de constater que ces jugements esthétiques, au nom de la beauté, ne se présentent dans notre corpus qu'en nombre très limité et, comme le remarquait un animateur, souvent dans la bouche des enfants. En effet les non-spécialistes, surtout lorsqu'il s'agit de ces œuvres peu familières qui constituent l'art contemporain, ont suffisamment conscience de leur peu de compétence pour ne pas toujours se risquer à se prononcer publique- ment et, lorsqu'ils le font, à se replier de préférence sur le mode subjectif de l'effet sensoriel. À cette première raison expliquant la paradoxale rareté des disqualifications en termes de beauté s'en ajoute une deuxième, liée à la méthode adoptée : en effet, l'accessibilité des réactions spon- tanées est largement fonction de leur caractère public, un rejet étant d'autant plus susceptible d'être connu qu'il ne se limite pas au for intérieur ou au domaine privé de l'échange d'opinions entre proches. Or cette barrière méthodologique sélectionne de fait tout ce qui, dans les juge- ments sur l'art, ne relève pas seulement du « goût » personnel (auquel cas la sphère privée suffit à son expression) mais d'une éthique générale, d'une exigence politique ou civique, qui seule jus- tifie la prise de position publique. Lorsque des valeurs générales ou objectivables sont en cause, 194 Uart contemporain exposé aux rejets : contribution à une sociologie des valeurs comme la justice, la morale, l'intérêt national, il est normal que des citoyens expriment publique- ment leur indignation; par contre, lorsque ce sont des valeurs perçues comme subjectives ou échappant à la conceptualisation, comme l'est pour les non-spécialistes le sentiment de la beauté, alors la seule expression possible est d'ordre également subjectif, du type « moi je n'aime pas », ou privé, le « ce n'est pas beau » s'exprimant alors dans une interaction immédiate. Mais on ima- gine difficilement une pétition pour dénoncer la laideur d'une œuvre d'art : il faut alors que d'autres valeurs plus générales soient en jeu, par exemple l'intégrité du patrimoine, la conformité des procédures ou la justice à l'égard des autres artistes4. La méthode retenue amène donc à pri- vilégier ces situations paradoxales où un phénomène artistique, censé relever de la sphère privée « des goûts et des couleurs », se voit transformé par le rejet en problème de société, investi de valeurs morales, politiques, civiques, etc. Il existe enfin une troisième raison à cette faiblesse de l'argumentaire esthétique : pour que le critère de beauté soit appliqué à une œuvre d'art, il faut au moins que celle-ci soit considérée comme telle, c'est-à-dire qu'elle présente les caractéristiques canoniques d'une peinture ou d'une sculpture. Mais dès lors que celles-ci font défaut, comme c'est si souvent le cas dans l'art contem- porain, le spectateur n'a que deux solutions : soit accepter de redéfinir les frontières de ce qui est ou n'est pas artistique en les élargissant, au risque de « se faire avoir » en admirant ou en acqué- rant des objets sans valeur, et de délaisser du même coup le travail des artistes authentiques ; soit refuser ce qui transgresse les frontières constituées par la tradition, au risque d'ignorer des tenta- tives que la postérité reconnaîtra comme authentiques et mêmes géniales (c'est, typiquement, « l'effet Van Gogh »). La question pertinente n'est plus alors celle de la beauté de l'objet mais de sa nature, artistique ou pas. Face au vide créé par le décalage entre les attentes esthétiques et la proposition artistique, ou du moins face à la difficulté de les mettre en cohérence, un autre registre, également familier au monde de l'art, est volontiers sollicité par les non-spécialistes : c'est le registre herméneutique, qui argumente l'exigence de sens, de signification, instrumentant les critiques du type « Ça ne veut rien dire », « C'est vide », «Je voudrais qu'on m'explique le sens », etc. En relèvent toutes les dénonciations de l'absurdité, de l'absence de sens (lorsque le sentiment de vacuité est appli- qué à l'objet lui-même), ou encore de l'ésotérisme, de l'obscurité (lorsqu'il est imputé à une volonté d'exclusion des profanes, associée au « snobisme » ou à P« intellectualisme abscons » des artistes et des spécialistes). Proche de ce que Jon Elster appelle « l'obsession du sens », et reposant sur une « mise-en-énigme » (Elster, 1986; Heinich, 1991a, 1995a), ce registre est parti- culièrement important pour comprendre les enjeux d'un art contemporain déconstruisant systé- matiquement les critères traditionnels de la beauté, et entraînant du même coup le déplacement de la question esthétique à la question du sens. Cette dénonciation appuyée sur l'exigence herméneutique d'une signification aussi univer- selle que possible, donc accessible au plus grand nombre, peut aussi prendre pour cible non plus l'œuvre elle-même, mais son auteur. Il s'agit alors d'utiliser le critère de la réputation, lequel est constitutivement ambivalent, puisque la notoriété peut être connotée positivement, comme hon- 195 Nathalie Heinich neur, ou négativement, comme vaine gloire ou célébrité mal acquise : soit la qualité de la réputa- tion (être connu en bien), soit sa quantité (être très connu). En outre ce critère de notoriété peut renvoyer soit à l'excès de réputation, lorsque l'artiste est suspecté de n'agir que pour son renom, pour les médias, pour faire parler de lui; soit au manque de réputation, lorsqu'il est disqualifié comme ésotérique, peu connu ou reconnu exclusivement d'une petite secte d'adeptes, incapable d'exister au-delà du cercle de ses proches. Dans uploads/s3/ heinich-l-art-contemporain-expose-aux-rejets.pdf

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