195 Volume ! n° 8-1 Résumé : Le champ jazzistique ne peut être ramené à un genr
195 Volume ! n° 8-1 Résumé : Le champ jazzistique ne peut être ramené à un genre ou un langage musical (le « jazz ») réductible à telle ou telle de ses formules (règles, structures). Il est bien plutôt constitué par un ensemble de déterminations – une matrice et un maelström – qu’il préserve en tant que tel, en tant qu’ensemble de déterminations, rendant possible la formulation de nombreux langages, de nombreux systèmes de langage, leurs conjugaisons et déclinaisons. En ce sens, les musiciens de l’Association for the Advancement of Creative Musicians n’ont pas créé de toutes pièces, mais recueilli, repiqué et récolté ce que certains d’entre eux ont formalisé sous l’intitulé « Great Black Music » : non pas une musique et une politique réitérées de la race, mais un nouveau spectre de couleurs musicales et politiques s’ouvrant derrière le signifiant ou le miroir “noir”. Mots-clefs : Great Black Music – champ jazzistique – formation socio-musicale – dynamique com binatoire – identité multiple – invention culturelle Le spectre culturel et politique des couleurs musicales La « Great Black Music » selon les membres de l’AACM par Alexandre Pierrepont 196 Volume ! n° 8-1 Alexandre Pierrepont L’expression « Great Black Music », forgée par certains membres de l’Asso ciation for the Advancement of Creative Musicians (AACM), fondée en 1965 à Chicago, réutilisée par de nombreux musiciens du champ jazzistique qui historiquement les précédaient, tel Sonny Rollins, ou qui leur ont emboîté le pas, tel Steve Coleman, désigne l’ensemble composite des musiques créées et recréées par les Afro-Américains des temps (post-)modernes, ou créées et recréées par des hommes et des femmes de différentes origines s’inscrivant dans ce que George Lewis (lui-même membre de l’AACM) a qualifié d’afrological perspective 1. Au-delà de l’élément de fierté « raciale » originellement attaché à l’énoncé « Great Black Music », celui-ci vise d’abord et avant tout la « puissance de déplacement et d’invention » (Vanni, 2009 : 260), ce « déséquilibre per pétuel qui n’est qu’un autre nom pour dire réinvention et fécondité » (Vanni, 2009 : 79), récemment décrits par Michel Vanni dans « L’Adresse du politique ». Mais l’on pourrait tout aussi bien poser les termes de ce qui demeure un questionnement à la façon de Stuart Hall dans son article « What is this Black in Black Popular Culture ? », et chercher à cerner « un nouveau type de positionnalité culturelle, une logique différente de la différence » (Hall, 2007 : 223). Hall précise : « Il y a la ‘‘différence’’ qui crée une séparation radicale et infranchissable, et il y a la différence positionnelle, conditionnelle et conjoncturelle. » C’est cette seconde qui caractérise « l’expérience noire […] d’ordre diasporique, avec les conséquences que cela entraîne pour le processus de déséquilibrage, de recombinaison, d’hybridation et de ‘‘cut-and-mix’’ (‘‘découpage et mélange’’) – en bref avec le processus de diasporisation 2 culturelle (pour utiliser un affreux néologisme) » (Hall, 2007 : 74-75). 1. Importance de la personnalité sonore (« to jazz up the music », c’est traiter et retraiter singulièrement les sons en permanence) et du récit personnel (entre autobiographie et fiction) dans une musique développée selon un modèle interactionniste à la fois social (invention collective) et structurel (polymorphisme) prêté au devenir des arts de faire, de musiquer, ouest-africains dans le Nouveau Monde. 2. Le saxophoniste ténor David Boykin, apparu dans les marges de l’AACM au cours des années 90, a peut- être été plus heureux dans le titrage de l’une de ses compositions : Diasporadiation. Stuart Hall, se référant explicitement à « l’esthétique du croisement » dans la musique « noire », élabore ailleurs : « L’expérience de la diaspora, comme je l’entends ici, est définie non par son essence ou sa pureté, mais par la recon naissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité ; par une conception de l’« identité » qui se vit dans Le spectre culturel et politique des couleurs musicales… 197 Volume ! n° 8-1 À dire vrai, les individualités qui composent l’AACM, initialement contemporaine du mouvement du « free jazz », du Black Power et du Black Arts Movement, mais irréductible à eux, ont toujours conçu leur mise en commun comme le spectre d’un rayonnement, for mant, déformant et transformant une société de la musique – simultanément assemblée et rassemblement, coopérative et syndicat, fraternité et société secrète ou ouverte, mouve ment socio-musical et école du monde. À tous ces titres, indivisibles, l’AACM exemplifie le double espace occupé par la musique, à la fois comme institution sociale alternative et comme imaginaire social, dans l’expérience et la pratique afro-américaines du monde. Basée à Chicago, installée à New York, diffuse et diffusée en Amérique du Nord et en Europe, à travers « l’Atlantique noir » (Gilroy, 2003), au long d’une chaîne d’inclusions locales, nationales et internationales, et d’une chaîne d’associations et d’organisations, elle propose une musique multidéterminée, multidirectionnelle et multidimensionnelle – une « matrice de créativité » dans les termes du batteur Hamid Drake – qui ne fait, à ses manières, que reprendre le vœu émis par Duke Ellington dès 1947 : « Pour moi, le jazz signifie simplement : liberté d’expression musicale ! Et c’est précisément grâce à cette liberté que tant de formes différentes de jazz existent. Et cependant, ce dont il faut impérativement se souvenir, c’est qu’aucune de ces formes, par elle-même, ne représente le jazz. Le jazz signifie simplement la liberté de prendre de multiples formes. » (Tucker et al, 1993 : 256-257). Revenons à la seconde moitié des années 1960, lorsqu’une poignée d’improvisateurs afro- américains, originaires ou résidents du South Side de Chicago, et que l’on dirait de « jazz » si ceux-ci n’avaient développé une autre intelligence de la musique qu’ils jouaient ou pourraient jouer, appréhendèrent l’ensemble des expressions et esthétiques à leur disposi tion pour les reconfigurer en ce que deux d’entre eux baptisèrent bientôt de « Great Black Music ». et à travers, et non malgré, la différence ; en un mot par l’hybridité. Les identités diasporiques sont celles qui ne cessent de produire et de se reproduire de nouveau, à travers la transformation et la différence. » (ibid. p. 240). 198 Volume ! n° 8-1 Alexandre Pierrepont Le contrebassiste Malachi Favors Maghostut : « Les Noirs ont fait des tas de choses dont on ne leur a pas pour autant attribué le mérite, et voilà d’où nous est venue l’idée de la Great Black Music. Puisque nous n’avions été reconnus pour rien de ce que nous avions fait, Lester [Bowie] et moi, après une longue discussion, en sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait que les Noirs nomment eux-même ce qu’ils faisaient – sinon ils n’en recevraient jamais les fruits. Voilà ce que nous voulions dire. […] Et quand nous disons ‘‘Great Black Music’’, nous ne désignons pas seulement la musique que nous jouons, nous désignons le jazz, nous désignons le rock, nous désignons le blues… tout ce qui a jamais jailli de la Great Black Music 3. » Le trompettiste Lester Bowie : « Cette Grande Musique Noire n’appartient pas au seul Art Ensemble [of Chicago], nous ne sommes pas les seuls à en jouer, et pour en jouer il n’est pas nécessaire de jouer dans le style de l’Art Ensemble. Mahalia, Aretha, Woody Herman, Stan Kenton, Duke Ellington, Louis Armstrong, Bessie Smith, tous font de la Grande Musique Noire… Stan Getz joue de la Grande Musique Noire. Il a son style, ses formules, mais tout cela vient de la Grande Musique Noire. Il refuserait de l’admettre – ‘‘jazz’’, c’est plus facile à dire. D’accord, ‘‘le jazz est universel’’. Mais nous devons réaliser où les choses se situent réellement, avant – et afin – de pouvoir nous entendre. Les gens peuvent vivre ensemble, mais pour cela ils doi vent d’abord réaliser qui est qui et se respecter les uns les autres pour ce qu’ils sont. Il n’est pas question de savoir qui est plus fort que qui. Il faut respecter les musiciens. Alors nous pourrons être ensemble dans l’art 4. » Remarquons d’emblée qu’il ne nous est pas demandé de nous positionner face à des « styles », mais par rapport à ce qu’en font des opérateurs. D’une part, on n’allègue aucune origine authentifiante, ce qui est « noir » n’est pas normé ou normatif ; d’autre part, il semble crucial d’admettre que le signifiant « noir » puisse recouvrer nombre de réalités. 3. Propos tirés du documentaire de Steven Tod sur Malachi Favors Maghostut, Keep Playin’, ‘til the Lord Says Stop (Silver Measure, 2004). 4. Jazz Magazine, n° 220, mars 1974, p. 15. Le spectre culturel et politique des couleurs musicales… 199 Volume ! n° 8-1 L’expérience de l’hétérogénéité Le groupe des fondateurs et des membres originels de l’AACM rassemble la plupart de celles et ceux qui participèrent de près ou de loin, à partir de 1961, aux expériences menées par l’Expe rimental Band, une grande formation polyvalente. Formés auprès des musiciens de Chicago, du Midwest et de l’après-guerre, les pianistes Muhal Richard Abrams et Jodie uploads/s3/ le-spectre-culturel-et-politique-des-couleurs-musicales-la-great-black-music-selon-les-membres-de-l-x27-aacm.pdf
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- Publié le Mar 05, 2021
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