L’EFFET DE L’APTITUDE MUSICALE DANS LA DÉTECTION DE LA DÉSYNCHRONISATION AUDIOV
L’EFFET DE L’APTITUDE MUSICALE DANS LA DÉTECTION DE LA DÉSYNCHRONISATION AUDIOVISUELLE : L’ŒIL MUSICAL OU LE SYNDROME DE LUDWIG VAN BEETHOVEN François Joliat François Joliat est musicien, formateur et chercheur. Titulaire d’un doctorat au Département de psychologie de l’Université de Fribourg (Suisse), ses travaux portent sur la fonction du geste dans la construction de l’image musicale. Professeur en éducation musicale et en méthodologie de la recherche pour la plateforme préscolaire et primaire de la HEP-BEJUNE, il est aussi membre de l’équipe de recherche en éducation musicale. Résumé Malgré sa complète surdité, Beethoven participa activement aux répétitions de son 12e quatuor. Exposé à la scène visuelle de la synchronisation des mouvements des musiciens, il fut capable de se « syntoniser » (Leman, 2008) à leur discours musical pour corriger les moindres fluctuations de tempo ou de rythme (Buchet, 1966/1995). Notre recherche a tenté de savoir si la discrimination de légères désynchronisations entre deux mêmes exécutions instrumentales, telles que les a détectées « l’œil musical » de Beethoven, pouvait être un indicateur de la connaissance musicale spécialisée, définie en tant qu’aptitude musicale et pratique délibérée (Mayer, 2003). Cent musiciens, amateurs (n = 50) et experts (n = 50), ont été soumis à un test audiovisuel expérimental de désynchronisation acoustico-gestuelle (T-SAG) qui expose simultanément deux clips du même jeu d’exécution d’une séquence rythmique ou mélodique neutre. Les images de l’un des deux clips, qu’il s’agissait d’identifier, ont subi de légers retards sur la bande sonore. Les scores des deux groupes au T-SAG ont été comparés puis corrélés avec le test d’aptitude auditive AMMA de Gordon (1989) et la quantité de pratique délibérée (Ericsson et Charness, 1994). Seul un indice psychométrique de décalage image/son, calibré à [- 80 ms], significatif de la connaissance musicale spécialisée, a été mis en évidence. Les autres résultats renforcent l’hypothèse formulée par Ericsson, Krempe et Tesch-Römer (1993) au sujet de la liaison entre le déclenchement de l’image opérative experte (Bastien, 1997) et le niveau de complexité des contenus musicaux des items. RECHERCHE EN ÉDUCATION MUSICALE 30 INTRODUCTION La modalité auditive a été le champ d’investigation principal des recherches en cognition musicale (Deutsch, 1982/1999 ; Lerdahl et Jackendoff, 1983/1999 ; Pineau et Tillmann, 2001 ; Temperley, 2001). Les 24 tests d’aptitude musicale répertoriés par Shuter-Dyson et Gabriel (1981) en témoignent. Plusieurs raisons peuvent étayer cet état de fait : 1) la perception auditive a figuré dans la définition de la musique savante occidentale du XIXe siècle, « un art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille » (Combarieux, 1917, p. 33), et de la musique moderne : « le matériel de la musique est le son [qui] agit avant tout sur l’oreille » (Schönberg, cité par Willems, 1936/1987, p. 33) ; 2) les musiciens ont considéré que la finesse de l’oreille déterminait le talent musical (Joliat, 2009), en référence à l’extraordinaire sensibilité auditive de Mozart et à son rôle dans l’accomplissement de son œuvre (Lechevalier, 2003) ; 3) pour les pédagogues et les psychologues, éduquer la voix a signifié éduquer l’oreille d’abord. Assujettis aux théories associationnistes (De la Motte-Haber, 1994 ; Piaget, 1970), ils en ont déduit que chanter faux était la conséquence d’une oreille musicale mal formée à la discrimination des sons (Martin, 1945 ; Willems, 1936/1987), ce qui aurait engendré une représentation mentale auditive quasi inexistante (Teplov, 1966) ; 4) dès les années 1950, l’idéologie de l’œuvre (Leroy, 2003, 2005) a dominé la musicologie. S’adressant exclusivement à l’oreille, seule l’œuvre d’art a été prise en compte. La dimension spatio-temporelle du vécu musical et l’activité du sujet ont été déniés. Ce vécu, intermodal, participe de la dynamique corporelle, engagée dans la perception, l’expression et la communication musicale, selon l’étymologie grecque qui signifie se mouvoir et ressentir avec (Trevarthen, 2004). Dans ce contexte, la recherche a examiné la production musicale en tant que produit culturel pour l’oreille, au détriment du processus, médiatisé par le corps et la mise en scène du corps (Baily, 1985 ; Kululuka, 2001). LA MODALITÉ VISUELLE ET MOTRICE DANS LA PERFORMANCE MUSICALE L’hégémonie des nouveaux supports médiatiques de la musique pourrait changer l’ordre des choses (Cook, 1998/2006). Alors que la génération des années 1960-70 s’est appropriée la culture musicale par l’écoute de disques microsillons, la génération montante, acculturée aux clips télévisuels, aux jeux vidéos et aux Raves Parties réinvente l’intermodalité de l’expérience musicale : désormais, les jeunes écoutent la musique avec RECHERCHE EN ÉDUCATION MUSICALE 31 les yeux (Stiegler, 2003). Les mises en scène des musiques actuelles, basées sur le mouvement et le geste dans leur dimension anthropologique (Feyereisen et de Lannoy, 1985), rehaussées d’effets produits par la technologie informatique, projettent le son et l’œuvre dans l’espace (Bayle, 1989). Ces procédés créatifs rendent la musique toujours plus signifiante visuellement au détriment de son intérêt exclusivement auditif (Rousseaux et Bonardi, 2003). Les recherches dans le domaine de la performance musicale (Altenmüller, Wiesendanger, Kesselring, 2006 ; Davidson et Correia, 2002 ; Vines, Wanderley, Nuzzo et Levitin, 2004) produisent des travaux toujours plus nombreux, mettant l’accent sur le rôle de la modalité visuo-motrice dans la perception et la représentation musicale (Desain et Windsor, 2000 ; Godøy et Jørgensen, 2001 ; Gritten et King, 2006). Les avancées en neurosciences au sujet des propriétés des neurones miroirs (Rizzolatti et Sinigaglia, 2008) et l’évolution rapide des technologies informatiques du traitement de l’image/son, permettent de concevoir des protocoles expérimentaux innovants pour étudier les processus d’émergence, de fixation et d’évocation de l’image musicale. La théorie sensorimotrice Pour la théorie sensorimotrice, si l’image musicale est constituée de percepts, des connaissances de structure discrète, instantanée ou synoptique, acquises durant la fréquentation de l’exposition, alors elle reste du ressort d’un niveau de traitement sensoriel hallucinatoire (Janata, 2001), sans attentes perceptives (Piaget et Inhelder, 1966/1986). Le flux perceptuel, de forme analogique, n’exprime rien d’autre que la continuité temporelle de son immédiateté (Reybrouck, 2001). Dans ces conditions, seule la vocalisation peut être mobilisée (Zurcher, 1993). Or, si l’image musicale est constituée de concepts, des connaissances acquises et mobilisables indépendamment de la stimulation sensorielle, celle-ci est capable d’isoler, de transformer et de recomposer les propriétés de l’objet musical, digitalisé sous forme de matrice, par les mécanismes de l’accommodation (Piaget, 1936/1977) et régulés par l’opérativité (Reybrouck). Dans ce second cas, les contenus de l’image musicale peuvent alors s’opérationnaliser à travers l’activité rythmo-motrice (Zurcher). La théorie idéomotrice Hormis des hauteurs de sons agencés en mélodie, en accords et en tonalité (Dowling, 1989), la musique recèle, dans sa structure même, des rythmes, des mouvements et de l’expression (Danhauser, 1950/1994). Ce que Francès (1958/1984) nomme des « schèmes cinétiques de mouvements ou de repos corporel » (p. 314). Comme le développe la théorie RECHERCHE EN ÉDUCATION MUSICALE 32 idéomotrice1 La théorie idéomotrice montre également que les neurones miroirs ont la particularité de s’activer à la fois lorsqu’un sujet exécute une action intentionnelle et lorsqu’il observe la même action, exécutée par une tierce personne, pour autant que l’action observée soit d’un niveau de complexité égal à l’action que le sujet pourrait réaliser lui-même. Les effets fonctionnels de l’apprentissage se mesurent par un déclenchement des neurones miroirs de plus grande amplitude (Rizzolatti, Camarda, Fogassi, Gentilucci, Luppino et Matelli, 1988). , la perception de ces gestes en actes (Francès) suffit à stimuler des synchronisations d’induction motrice : des actions corporelles involontaires (taper du pied) et des actions volontaires (danser) (Fraisse, 1974). Or, dans le cas de la synchronisation volontaire d’un mouvement, acquise dès sept ans, « le signal de la réponse [taper du pied] n’est plus le stimulus sonore, mais l’intervalle temporel entre les signaux successifs » (p. 63). Sloboda (1985/1988) considère que la synchronisation du jeu d’un instrumentiste sur celui du groupe sollicite une expertise musicale élevée. La mobilisation de connaissances implicites (Meulemans, 1998 ; Tafuri, 2004) et explicites (de type top- down), stockées sous forme d’informations dans la mémoire à long terme (Baddeley, 1990/1993), alliées au traitement de l’information sensorielle (de type bottom-up) en provenance du milieu, génèrent du sens au contenu musical. L’émergence du sens musical permet d’échafauder mentalement la suite possible du discours, pendant et après l’exposition à la musique (Janata, 2001). La simulation de l’action observée, via les neurones miroirs, est un mécanisme de cognition sociale de bas niveau, de niveau de conscience non intentionnelle, dont le traitement s’opère de manière rapide, afin de permettre l’empathie (Jeannerod, 2002). L’évocation de l’action, un mécanisme du niveau de conscience intentionnel, génère des programmes moteurs efférents — des images motrices — (Jeannerod) qui déclenchent des influx nerveux d’intensité égale à la commande de mouvements que le sujet est réellement capable d’exécuter. Un pianiste ne peut pas évoquer clairement le jeu d’un passage technique à une vitesse plus élevée que celle qu’il peut réellement maîtriser. Le système moteur dans la perception de la performance musicale Dans le domaine de la cognition musicale, Leman (2008) suggère que la biomécanique des mouvements musicaux soit interprétée en relation directe avec l’étude des formes sonores 1 La théorie idéomotrice trouve son origine dans La théorie motrice des représentations auditives, formulée pour la première fois par Lotze en 1852 uploads/s3/ leffet-de-laptitude-musicale-dans-la-det.pdf
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- Publié le Oct 20, 2021
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