D’emblée, la musique est désir et frustration, extase et chute. Elle promet tou
D’emblée, la musique est désir et frustration, extase et chute. Elle promet tout, envol, vision, et elle vous ferme la porte au nez. Pendant ce temps, l’écriture rampe, suit son chemin linéaire, péniblement, le nez au ras du sol, échange un mot contre un autre, palpe, essaie, marmonne, toujours dans le marchandage, la petitesse, l’accumulation des petits biens, des victoires minuscules, jusqu’à construire quelque chose qui tienne à peu près debout. Mais jamais la symphonie, malgré les brillances. Seulement l’illusion. L’écriture est une phrase, plus ou moins prolongée. La musique est accord, n’aurait-elle qu’une seule note. Elle est fusion, béatitude, lave et abysse, puissance et expérience de l’impuissance. Elle est un ventre, dont on est expulsé. Au commencement, la musique. Dans l’école d’un pays de mines, une salle de jeux pourvue d’un piano, sans doute destiné à faire danser les tout-petits. Mains d’enfant qui frappent, en veulent plus, encore, par gerbes, en masse, qui s’écrasent, cognent de déception, fracassent, et pour finir, ferment le couvercle. Dehors les marronniers, le préau, et les cyclorameurs abandonnés, le temps des vacances. À trois portes de là, en pleine ville, derrière l’alignement des façades de briques toutes semblables, rouges, noires de suie, vivote une ferme, avec trois vaches dans une étable. Chaque soir, on va y chercher le lait, dans un bidon. L’institutrice s’assied avec les fermiers, un moment, fait la conversation. Grandes personnes entre elles, qui parlent de choses graves. Les enfants à leurs pieds n’aspirent qu’à une chose, voir les vaches. Ce sont les années d’immédiat après-guerre. L’écriture vient ensuite. Papier, crayons gainés de laiton, derrière un rideau. Et gommes. L’écriture derrière un rideau, discrète. Les grandes personnes s’affairent, discutent entre elles. On dessine sur un coin de table. On écrit, on lit. On n’a jamais appris. C’est venu tout seul, sans qu’on le sache. Quelques mois plus tard, dans une autre école, on dessine une pomme. On tombe amoureux d’une maîtresse qui ajoute du rouge à cette pomme, lui donne du relief. On se croit préféré. Mais elle ajoute du rouge à toutes les pommes. On se raconte des histoires. On lit des vies de saints, des vies héroïques, à la lueur du lumignon, sous les couvertures, on parcourt le désert, les forêts. Sous la hutte, dans les plis du rideau, on écoute le hurlement des loups. Dehors, il gèle. On souffle sur ses doigts et on écrit, on part sur leurs traces, on suit la piste, elle disparaît dans les arbres, on écrit pour ne pas la perdre, pour que cela continue, l’aventure, le voyage en compagnie des bêtes, et pour se perdre soi-même. On oublie la musique, et les questions que l’on se posait, il n’y a pas si longtemps, alors que pépiaient les moineaux sur le rebord des toits, que fais-je sur cette terre ? Les enfants paraissent insouciants, peau rose ou couleur d’épice, en proie à des douleurs élémentaires, intestins qui se tortillent, gencives en feu. L’entourage qui les scrute n’attend d’eux que des réactions, des fonctionnements d’organisme, des réponses de singes savants. Ils apprennent vite, se conforment, font, disent ce qu’on attend d’eux. En réalité ils sont désespérés, leur vie n’a aucun sens, ils regardent le mur d’en face et se posent des questions qu’ensuite plus personne ne se pose, que tous, par tous les moyens, travail, occupations très sérieuses, élevage de la génération suivante, distractions, plaisirs, évitent de formuler, et ce, jusqu’à la dernière extrémité, au dernier souffle, des questions inutiles, parce que trop métaphysiques. Être ici ou nulle part, venir de nulle part, aller nulle part, et pourquoi ? Les 2 enfants sont de grands philosophes, avant d’oublier. Ils offrent des visages hermétiques. Mais la psychologie qui s’intéresse tellement à l’amnésie infantile serait bien avisée de s’interroger sur cette énorme amnésie qui dure la vie entière et engloutit la racine de toute angoisse, ce savoir premier du non-sens radical. La musique fait irruption, ouvre une brèche dans le monde gris de l’enfance. Elle s’inscrit à jamais dans le cerveau, laisse son empreinte, un sillon sensible qui se ranime au moindre effleurement de la mémoire. L’oreille des enfants est vierge, le son s’y grave, y déploie des bouquets de sensations d’une fraîcheur ineffable. Plus jamais la solitude, plus jamais l’ennui. On habite ailleurs, où habitent les âmes. On dialogue avec elles, on se fond en elles. Entre les paumes, le disque noir, miroitant de tous ses sillons parallèles. On le pose sur le plateau, on décroche le bras de l’appareil, le tire en arrière jusqu’au point de mise en marche et, tandis que le plateau commence sa rotation, on dépose à l’orée des sillons le minuscule bijou, le saphir. Il arrive que celui-ci hésite, dérape hors-piste. Le plus souvent, il entame sa course immobile. Les crépitements, les grattements de cet infime labour ne gênent pas. On ne les entend pas. La musique crée son propre silence, la cathédrale dans laquelle elle éclot et se répand, la voûte qu’elle dilate à l’infini. Elle pénètre le corps, s’y propage, l’inonde dans les moindres recoins, les bras s’abandonnent, les mains se détendent, l’âme quitte son enveloppe terrestre et voyage. Les appareils modernes s’introduisent dans les foyers alors qu’on sort tout juste de la petite enfance. C’est une chance. De grosses choses un peu encombrantes, dont le maniement devient vite familier : des tourne-disques ; plus tard, on dira : des électrophones. Dans les salles de classe, les enseignants en sont encore à tourner la manivelle d’énormes engins et à poser sur les disques une grosse tête munie d’une aiguille, pareille à une monstrueuse tête de guêpe. Un barrage de bruits parasites se dresse alors au travers duquel on perçoit les sons. Légers, presque flexibles, les microsillons délivrent selon leur format et leur vitesse de rotation des musiques fort différentes. Pour être exact, les 78 tours sont des vestiges de la technologie précédente, des trésors archéologiques : accompagnée d’un accordéon, une voix s’élève, avec un accent impossible, savoureux, profère des airs de danse, des chansons québécoises qu’on a encore dans la bouche des années après. Les 45 tours, on les écoute le soir, avant le coucher. Ils racontent des histoires aux enfants, des leçons de morale enrobées de sucre, ou, d’une voix suave, distillent des chansons tout aussi édifiantes. Certains chanteurs s’en sont fait une spécialité. Plus tard, le 45 tours devient la rampe de lancement des « yé-yés », chacun y va de son 45 tours, les Johnny, les Sylvie, les Chats, les Portes, les Chaussettes. Rien de tout cela ne peut être qualifié de musique. Les 33 tours entrent à la maison en même temps que le tourne-disque ; au nombre de deux. Ils recèlent chacun presque une heure de délice ; l’un des deux surtout, une symphonie tout entière. On s’y prépare, on s’installe, on pose le saphir, on ferme les yeux. La musique est indescriptible. Celle-ci est d’une lenteur merveilleuse, elle distille chaque note, chaque timbre, cordes d’abord, clarinette, hautbois, cors. D’une douceur ! Elle ne raconte pas. Elle peint, porte à l’existence, touche par touche, ineffable… Une soie, une mousseline. Elle absout. 3 On écoute. On ne se lasse pas d’écouter. Sans attendre la fin de la rotation, on soulève le bras de l’appareil, le pose à nouveau au début. La surprise est toujours aussi forte. Hors du monde terrestre s’ouvre un autre monde, invisible, où l’on peut habiter, être soi, sans interdits, sans limites. À dix ans, peut-être douze, on apprend que la beauté est absolue liberté. Et joie si intense qu’elle en est à peine supportable. On détaille la bouille de celui qui a créé pareille merveille, dans l’espoir d’y trouver un secret : une tête massive, le nez écrasé, les sourcils volontaires, le menton creusé d’une fente, la bouche serrée, les cheveux en bataille, le cou pris dans un large col de chemise et une cravate mal ficelée, et l’on se dit que c’est lui, lui qui a écrit cette musique au début du siècle précédent, et qu’il est toujours là, et qu’il est immortel. Les corps périssent, non les esprits. Les esprits, les cœurs se parlent. La mort n’existe pas. On plante les yeux dans les siens. Lui regarde droit devant. Sans concession. On pourrait presque dire sans pitié. C’est un père, violent, autoritaire. Il exige. Mais il ne trahit pas. Il est solide. On est en sécurité. Il y aura, bien sûr, d’autres musiques. Plus virtuoses, plus légères ou plus héroïques, des menuets, des ouvertures, d’autres symphonies, chaque fin d’année en apportera une, et toute l’année suivante, on écoutera la nouvelle venue, au point de la savoir par cœur, note par note, d’un bout à l’autre. Mais aucune, sauf peut-être, bien plus tard, celle de Mahler, n’aura cette puissance initiatique. L’écriture, quant à elle, en est aux balbutiements. Le premier roman finit à la poubelle. Un divertissement, en lieu et place des thèmes latins ! Mais peut-être s’étouffait-il déjà de lui- même. D’une manière ou d’une autre, son sort était scellé. Elle s’exerce à présent dans l’art de la uploads/s3/ euterpe-et-erato-2 1 .pdf