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http://www.horlieu-editions.com contact@horlieu-editions.com Texte publié en 1988 dans L’école de la démocratie, Edilig, Fondation Diderot, Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites à l ’ e xclusion de toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l’auteur, le nom du site ou de l’éditeur et la référence électronique du document. Document accessible à l’adresse suivante: horlieu-editions.com/textes-en-ligne/politique/ranciere-ecole-production- egalite.pdf © Jacques Rancière HORLIEU éditions Jacques Rancière Ecole, production, égalité Jacques Rancière Ecole, production, égalité «Apprendre pour entreprendre»: le mot d’ordre d’un récent ministre de l’Éducation résume assez bien la volonté d’un certain consensus sur les fins de l’enseignement: consensus entre une tradition conservatrice ou libérale, privilégiant la formation aux contraintes et aux responsabilités de la vie active, et une tradition progressiste attachée aux vertus de la science démocratiquement d i stribuée; consensus, au sein de cette dernière tradition, entre les partisans d’une priorité au contenu universaliste du savoir et ceux d’une attention spécifique aux enfants défavorisés par leur appartenance à l’univers productif. Ce consensus propose une vision optimiste des liens entre la logique de l’instruction et celle de la production: l’universalité de la science et l’efficacité de ses applications y assurent la consé- quence heureuse de la formation scolaire à l’entreprise économique. Et elles garantissent aussi l’harmonie entre la promotion des individus entreprenants et le bien de la communauté. Une même finalité rassemble trois niveaux de problèmes: ceux qui touchent à l’acte d’apprendre, ceux qui tiennent à la forme-école, ceux qui concernent le rapport global entre population sco- l arisée et population productive. De tels courts-circuits appartiennent aux formes d’expression de la volonté politique qui ne sont pas ici en question. Qui veut pourtant réfléchir sur le champ d’action de cette volonté, donc sur ses pouvoirs et ses limites, doit isoler les niveaux, s’interroger sur chacune de ces relations et sur leur cohérence d’ensemble. Ainsi «apprendre pour», dans la pratique, tend à se décomposer en plusieurs actes. On apprend à exécuter, et cet apprentissage stimule médiocrement les audaces de l’entreprise. On apprend pour commander et cette finalité engendre une certaine indifférence au contenu du s a v o i r. On apprend pour s a v o i r et ce goût est souvent antinomique de l’impatience d’entreprendre. Enfin l’on apprend tout simplement – parce qu’on appartient à la catégorie de ceux qui appren- nent ou au contraire pour en appeler d’une exclusion de ce privilège. C’est ici qu’intervient la f o r m e - é c o l e. L’école n’est pas d’abord un lieu ou une fonction définis par une finalité sociale extérieure. Elle est d’abord une forme symbolique, une norme de séparation des espaces, des temps et des occupations sociales. École ne veut pas dire d’abord apprentissage mais loisir. La scholè grecque sépare deux usages du temps: l’usage de ceux auxquels l’astreinte du service et de la production ôte, par définition, le temps de faire autre chose; l’usage de ceux qui ont le temps, c’est-à-dire sont dispensés des contraintes du travail. Parmi ceux-ci, quelques- uns majorent encore cette disponibilité en sacrifiant autant que possible les privilèges et les devoirs de leur condition au pur plaisir d’apprendre. Si la scholè définit le mode de vie des égaux, ces « é c o l i e r s» de l’Académie ou du Lycée, du Portique ou du Jardin, sont les égaux par e x c e llence. Quel rapport entre ces jeunes Athéniens bien nés et la foule bigarrée et rétive de nos collèges de banlieues ? Rien qu’une forme, convenons-en : la forme-école, telle que la défmissent trois r a pports symboliques fondamentaux: l’école n’est pas d’abord le lieu de la transmission des 2 savoirs préparant les enfants à leur activité d’adultes. Elle est d’abord le lieu placé hors des néces- sités du travail, le lieu où l’on apprend pour apprendre, le lieu de l’égalité par excellence. L’écolier et l’apprenti C’est toujours cette structure qui est au cœur des problématiques modernes de l’école. L’école n’a pas affaire à l’égalité comme à un but dont elle serait le moyen. Elle n’égalise pas par son contenu – la science avec ses effets supposés de redistribution sociale – mais par sa forme. L’école publique démocratique est déjà redistribution: elle prélève au monde inégal de la produc- tion une part de ses richesses pour la consacrer au luxe que représente la constitution d’un espace- temps égalitaire. Si l’école change la condition sociale des écoliers, c’est d’abord parce qu’elle les fait participer à son espace-temps égal, séparé des contraintes du travail. La banalisation de la forme scolaire, en identifiant le temps social de l’école au temps naturel de la maturation des enfants, masque cette rupture symbolique fondamentale: le loisir, norme de séparation des vies nobles et viles, est devenu part du temps de l’existence travailleuse. L’école n’est pas préparation, elle est séparation. Les critiques de l’«école de classe» ont un peu vite renvoyé cette séparation à l’opposition de l’«égalité formelle» et de l’«égalité réelle». L’école ne promet pas mensongè- rement une égalité qu’elle laisserait démentir par la réalité sociale. Elle n’est l’«apprentissage» d’aucune condition. Elle est une occupation, séparée des autres, gouvernée en particulier par une logique hétérogène à celle de l’ordre productif. Ses effets divers sur les autres ordres tiennent d’abord à la façon dont elle propage les façons de l’égalité. La dénonciation moderne de l’école « r e p r o d u c t r i c e » des inégalités n’est peut-être que le s u ccédané ironique d’une dénonciation beaucoup plus ancienne et plus dramatiquement vécue: celle du d é c l a s s e m e n t, du désordre automatiquement produit dans l’ordre social par toute e x t e nsion de la forme égalitaire de l’école. Qui a goûté à l’égalité scolaire est virtuellement perdu pour un monde de la production qui est d’abord celui de l’inégalité et de l’absence de loisir. La perte est double, économique et sociale. En 1943, une enquête des ingénieurs des Arts et Métiers fixait ainsi les besoins en formation de la société française: 67 % des hommes actifs n’ont pas besoin de qualification professionnelle, 2 6 % ont besoin d’une formation technique industrielle ou agricole, 4 % d’une formation c o m- merciale, 1,1 % d’une formation littéraire et 1 % d’une formation scientifique non directement productive1… L’énorme excès ainsi «mesuré» de la production de savoir scolaire sur les besoins réels de «formation» est aussi bien excès d’égalité, mortel pour l’ordre social. L’école fait plus d’égaux que la société n’en peut employer. Ces travailleurs utiles soustraits à leur utilité – qui est symbolique plus que réelle – sont voués aux frustrations de l’égalité. Transportant dans le monde économique les façons et les aspirations de l’école, ces déclassés ne cesseront d’être dénoncés comme le ferment de toute subversion. La politique des « l u m i è r e s » ne contrevient pas à cette représentation. Elle ne vise pas la d i stribution universelle des savoirs sous forme d’école; elle cherche leur répartition utile: accroissement du savoir de ceux qui commandent; introduction des savants dans le corps des décideurs; distribution à chacun du savoir nécessaire et suffisant pour l’exécution optimale de sa tâche – lequel n’est pas savoir d’école et doit même en rester l’opposé sous peine de transformer les producteurs de la richesse des nations en demi-savants et en factieux. Selon cette logique, ce qui convient au producteur, c’est la forme sociale exactement opposée 3 Jacques Rancière, Ecole, production, égalité à l’école, celle où l’on ne se préoccupe pas d’apprendre, sous l’égalité même de la férule, mais d’apprendre à faire dans les conditions de la hiérarchie qui apprend une condition en même temps qu’un métier. C’est l’apprentissage qui prépare le jeune ouvrier à son métier en le laissant dans son état. Tout au long des querelles qui concernent l’enseignement technique et l’enseigne- ment professionnel revient la monotone complainte qui oppose l’apprentissage de l’atelier, l’intro- duction vraie à l’univers du travail à l’abstraction d’écoles faussement professionnelles, perv e rties par le modèle de l’école classique, celle des avocats, des médecins et des professeurs. « C ’ e s t en forgeant qu’on devient forgeron», dit la sagesse des nations. Mais c’est trop peu dire. Car qui empêche, a priori, de mettre des forges dans des écoles ? Les adversaires d’une école pour p ro d u c t e u r s m e ttent donc les points sur les i: «C’est en forgeant du vrai fer sur de vrais outils pour de vrais clients qu’on devient un vrai forgeron2.» Mais étrangement ce discours du vrai travail, de la pratique formatrice opposée à la théorie productrice de vanité, se dit toujours au passé. Tous ceux qui vantent les pouvoirs de l’apprentis- sage en parlent comme d’un paradis perdu: idylle de ces corporations et de ces compagnonnages d’avant 1789 où l’apprenti était formé dans l’amour et les secrets du métier en même temps que protégé contre l’exploitation déréglée du capitalisme. Là-dessus roule, à partir des années uploads/s3/ ranciere-ecole-production-egalite-pdf.pdf
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