Images Re-vues 8 (2011) Figurer les invisibles ................................

Images Re-vues 8 (2011) Figurer les invisibles ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Daniele Guastini Voir l’invisible. Le problème de l’eikon de la philosophie grecque à la théologie chrétienne ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Daniele Guastini, « Voir l’invisible. Le problème de l’eikon de la philosophie grecque à la théologie chrétienne », Images Re-vues [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 01 mars 2011, consulté le 11 octobre 2012. URL : http:// imagesrevues.revues.org/703 Éditeur : http://imagesrevues.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://imagesrevues.revues.org/703 Ce document PDF a été généré par la revue. T ous droits réservés 1 VOIR L’INVISIBLE. LE PROBLEME DE L’EIKON DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE A LA THEOLOGIE CHRETIENNE Daniele Guastini L’essai étudie les transformations subies par le concept d’eikon, d’image, dans le passage de la culture grecque païenne à la culture chrétienne. On prendra en considération, notamment, la valeur et le signifié que cette notion a acquis dans le cadre conceptuel de la philosophie grecque, de Socrate à Platon, d’Aristote à Plotin, en les confrontant à l’usage qu’une telle notion a eu dans la doctrine et la théologie chrétienne des premiers siècles, en particulier avec saint Paul et ses Lettres apostoliques. Les échos et les conséquences pratiques que de telles différences théoriques ont eu sur la formation de la tradition iconographique du monde grecque et chrétien sont particulièrement envisagés depuis les modalités de figuration du divin : l’une – grecque – fondamentalement reconductible à l’idée de mimesis, l’autre – chrétienne primitive – fondamentalement reconductible à l’idée de typos. Le mot grec eikon (image) a traversé les siècles et est passé de la culture païenne à la culture chrétienne, apparemment sans changements. Nous le retrouvons aussi bien dans la pensée et la réflexion grecques sur le problème de la techne, en particulier celui de la production poétique (poiesis), que dans la théologie et la pensée chrétiennes des premiers siècles sur le problème de la représentation du sacré, notamment de la représentation du visage et du corps de Christ. 1. L’eikon païenne Platon, Aristote et Plotin l’utilisent indifféremment pour désigner, et les produits de l’activité de la nature – qui pour les Grecs procède par imitation de ces archétypes dont les étants naturels sont considérés comme des images –, et le produit effectif de l’activité humaine de figuration des choses, visibles ou non, sensibles ou intelligibles, par la peinture, la sculpture ou l’écriture, distinguant ainsi ce processus de la question du phantasma1. 1 Le phantasma est la représentation mentale produite par la phantasia (l’imagination), question tout à fait étrangère, pour les Grecs, aux thèmes de l’activité naturelle et de l’art poétique. À cet égard, il faut préciser que le terme eikon désignait pour les Grecs ce que nous entendons par « image », lorsque l’on parle d’une chose qui est faite à l’image d’une autre, également invisible (voir par exemple, la célèbre définition platonicienne du kosmos comme le « dieu sensible fait à l’image de l’intelligible » : Tim., 92c), ou lorsque l’on parle, plus spécifiquement, de peintures, de statues, voire de figures littéraires ; il s’agit cependant de choses « existantes » pour ainsi dire. Le terme phantasma désignait quant à lui ce que nous entendons quand nous parlons de l’acte d’imaginer quelque chose, c’est-à-dire de la « représentation ». Un terme que les langues modernes confondent d’ailleurs souvent avec le terme « image » proprement dit, et que les Grecs, au contraire, distinguaient bien de la question de l’eikon. Et tout cela ne dépendait pas de l’ingénuité ou du manque de subtilité théorique et catégorielle, mais simplement du fait que les Grecs étaient étrangers au paradigme subjectiviste de la pensée et croyaient que l’art est imitation, mimesis (notamment imitation de la nature et de sa manière de procéder : voir par exemple, Aristote, Phys. II, 119a 15-7) et non expression du poietes. 2 Le signifié du terme eikon pour le Grecs païens se rapporte donc à la question de la poiesis dans le double sens du terme grec : comme production par la nature et comme production par l’art, par la techne, qui en est l’imitation. C’est ce deuxième sens que saint Paul utilisera, apparemment de la même façon, pour indiquer la modalité, et implicitement la possibilité, de figurer Dieu au moyen du Christ et de son image, qui est « image du Dieu invisible »2. Cependant, l’analogie entre l’eikon païenne et chrétienne s’arrête là, car le sens, la « direction » pourrait-on dire, que païens et chrétiens ont donné au mot a été très différente, voire opposée. En effet, lorsque les Grecs païens, en particulier les philosophes, ont parlé des eikones, en les rapportant à la poiesis humaine, ils l’ont fait à partir d’une vision tout à fait métaphysique, qu’il conviendra d’expliquer, et parlaient précisément de ce qui était l’un des deux moyens (l’autre étant le logos, le discours rationnel) de saisir l’essence, c’est-à-dire la cause première, le principe, la forme des choses qui sont, la forme des étants (ta onta) ou, plus généralement, des phénomènes visibles et présents. L’eikon était, en somme, une manière de connaître l’intelligible, invisible et néanmoins premier par ordre d’importance, des choses sensibles et visibles répétées par l’image. Plus spécifiquement, l’eikon était considérée comme une manière de contempler (theorein) la chose sensible en recomposant en figure ses traits les plus beaux, la perfection de son genre, du genre auquel elle appartient, et d’en rendre alors tout à fait évidente une forme qui serait autrement, dans l’expérience directe et ordinaire des choses, moins visible (fig.1). Fig.1. L’Éphèbe d’Anticythère, bronze, art péloponnésien, milieu du IVe siècle av. J.-C., Athènes, Musée National Archéologique Les citations du grec ont été traduite directement par l’auteur au regard, et en modifiant largement, les versions françaises les plus accréditées de Platon, Aristote, Plotin et Clément. Citons particulièrement La Sainte Bible : qui comprends l’Ancien et le Nouveau Testament, traduction de Louis Second, Genève, Paris, La Maison de la Bible, 1968. L'auteur remercie Katia Bienvenu et Philippe Rousseau pour leur révision ponctuelle du texte français, ainsi que Sophie Moiroux, Maddalena Parise et Vasso Zachari pour leur travail de mise en forme de l’article. 2 2 Cor, 4, 4 ; Col, 1, 15 : « eikon tou theou tou aoratou ». 3 Dans un passage célèbre de Mémorables de Xénophon, sur lequel nous reviendrons, Socrate rappelle au peintre Parrhasios que la peinture est une manifestation (phainestai) de l’ethos, c’est-à-dire des impressions, des effets habituels et véritables de la psyche, de l’âme3 ; elle est une connaissance au moyen de formes et de figures. Mais si l’on veut « figurer des formes belles, comme il n’est pas facile de trouver un être humain qui n’ait aucune imperfection, il faut rassembler plusieurs modèles, prendre à chacun ce qu’il a de plus beau, et composer ainsi un ensemble d’une beauté parfaite » (fig.2). Platon, dans le Phèdre dira, dans le même sens, que le beau est ekphanestaton (le plus évident)4. Fig.2. Aphrodite, dite « Vénus de Milo », marbre de Paros, fin du IIe siècle av. J.-C., Paris, Musée du Louvre En revanche, dans le contexte culturel chrétien, l’eikon deviendra bientôt – comme en témoigne tantôt la théologie tantôt la pratique des images paléochrétiennes – tout à fait autre chose. Elle deviendra « icône » dans un sens très différent : à partir de sa fonction. En effet, ni la connaissance, et encore moins la beauté, n’ont été les objectifs premiers de l’activité figurative chrétienne, qui, plutôt que de réaliser une véritable connaissance ou un objet beau pour l’œil, a eu pour fonction de transfigurer, de cacher, voire dans certains cas de « crypter » (fig.3) ce qu’elle a conduit à la représentation. Au point qu’il faudrait peut-être parler à propos de l’image paléochrétienne non pas d’une œuvre de recomposition, comme on va le voir plus loin, mais plutôt d’une véritable œuvre de décomposition du visible, capable, surtout durant les premiers siècles de sa production, non pas de rendre « visible » l’invisible, à la manière des Grecs, mais au contraire, de rendre, dans une certaine mesure, le visible 3 Xénophon, Mém. III, 10, 1-8. 4 Platon, Phaedr. 250d 7. 4 « invisible », en désintégrant ainsi une modalité de la vision et une tradition iconographique séculaires. Fig.3. Symboles figurant des ancres et des poissons, IIIe siècle, Rome, Catacombe de Priscille L’antiquité païenne disposait uploads/s3/imagesrevues-703-8-voir-l-invisible-le-probleme-de-l-eikon-de-la-philosophie-grecque-a-la-theologie-chretienne.pdf

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