FRANCESCO GALOFARO La signification musicale : polysémie, codes semi-symbolique

FRANCESCO GALOFARO La signification musicale : polysémie, codes semi-symboliques, intentionnalité 1. Sens et philosophie Depuis que je m’occupe de sémiotique musicale, les gens me posent la question : existe-il un sens musical ? Qu’est-ce que c’est le sens de la musi- que ? Je trouve la question étrange, parce que je ne connais personne qui se pose la question à propos du sens linguistique ou bien du sens cinématogra- phique : chacun a une idée, même vague ou intuitive. Mais si on essaye de définir le sens en général, on peut voir que les pro- blèmes ne sont pas très différents : la définition du sens est souvent liée à une position philosophique. Il n’est pas possible de demander à celui qui étudie la sémiotique de changer sa propre conviction, comme ce ne serait pas possible demander à une personne qui étudie la philologie ou l’histoire de la musique de changer sa propre vision du monde. Il ne faut pas se contenter de quelque Credo pour s’intéresser à la sémiotique musicale. Beaucoup de problèmes ont surgit chaque fois qu’on a essayé de lire phi- losophiquement la musique : par exemple Heinrich Christoff Koch a vu seu- lement un thème musical dans les premiers mouvements des sonates par Haydn, alors qu’Adolphe Bernhard Marx a vu deux thèmes dialectiquement opposés670. La théorie kantienne qui considère l’appréciation de la musique comme jugement sur une forme pure671 a eu des critiques comme Hegel672 et, par conséquent, Adorno673 et des défenseurs comme Hanslick674, Stravins- ky675 et même Lévi-Strauss676. C’est drôle, parce que Kant pensait aussi que la qualité principale de la musique était l’aide à la digestion677. Souvent les 670 Carl Dahlhaus, Analyse und Werturteil, Schott’s Söhne, Mayence, 1970. 671 Immanuel Kant, Kritik der Urtheilskraft, Erdman, Hambourg, 1880, 1884; §51. 672 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « 3. Die Musik », Vorlesungen über die Ästhetik, 1835- 1838, III. Das System der einzelnen Künste - III. Die romantischen Künste. 673 Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik, Mohr, Tübingen, 1949. 674 Eduard Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen, Ein Beitrag zur Reision der Aesthetik der Tonkunst, Leipzig, 1922, VII. 675 Igor Stravinski, Poétique musicale, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1942. 676 Claude Lévi-Strauss, « Finale », Mythologiques 4 : L’Homme nu, Plon, Paris, 1971. 677 Immanuel Kant, Kritik der Urtheilskraft, §44. 406 ESTHÉTIQUE ET COGNITION philosophes ne pensent pas à une musique vivante, mais plutôt à une musi- que idéale : c’est le cas de Pythagore, Saint Augustin678 ou Athanasius Kir- cher679. Et souvent les philosophes ont considéré les compositeurs contempo- rains comme des incompétents qui ont réduit la musique à un jeu immoral : on peut se référer par exemple au jugement de Rameau par Rousseau680, ou au pseudo-Plutarque681 sur la musique des flûtistes. Avec raison, Greimas écrivait : Propriété commune à toutes les sémiotiques, le concept de sens est indéfinis- sable. Intuitivement ou naïvement, deux approches du sens sont possibles : il peut être considéré soit comme ce qui permet les opérations de paraphrase ou de transcodage, soit comme ce qui fonde l’activité humaine en tant qu’intentionnalité. Antérieurement à sa manifestation sous forme de signification articulée, rien ne saurait être dit du sens, à moins de faire intervenir des présup- posés métaphysiques lourds de conséquence682. Le sens est un terme primitif et indéfinissable du métalangage sémioti- que, la condition nécéssaire de la traduction ; le sens est immanent : pour une sémiotique musicale qui ne veut être une forme de philosophie, la ques- tion n’est pas de définir le sens de manière abstraite, mais d’expliquer com- ment ce phénomène se manifeste dans les textes musicaux. Le principe d’immanence révèle le point de vue sémiotique : les textes sont les véhicules qui manifestent quelque types de contenu, musical ou non. Comme on le verra, ceci ne signifie pas qu’un sémioticien de la musique ne doit lire les œuvres des philosophes, mais au contraire. Greimas propose une définition intuitive du sens qui a la couleur de la phénoménologie : le sens serait le fondement de l’activité humaine en tant qu’intentionnalité ; et Umberto Eco683 a proposé dans les mêmes années une théorie de l’autonomie du texte qui ressemble au travail de Roman Ingarden et Nicolai Hartmann sur le texte littéraire et musical. La sémiotique peut et doit dans cette optique discuter les questions posées par la philosophie. Ainsi, nous pensons à rapprocher le travail de Greimas et d’Umberto Eco : ça peut être une clef originale pour lire la problématique du sens musical. 678 Saint Augustin, De Musica (trad. fr. Traité de la musique, Sandre, Paris, 2006). 679 Athanasius Kircher, Musurgia Universalis, Rome, 1650. 680 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à M. Grimm, Au sujet des Remarques ajoutées à sa Lettre sur Omphale, 1752 (dir. Denise Launay, La querelle des bouffons, Minkoff, Genève, 1973, I, p. XXII et suiv.). 681 Plutarque, Peri mousikhe (De la musique, Leroux, 1900). 682 « Sens », in Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1979, nouvelle éd. 1993, p. 348. 683 Umberto Eco, Lector in Fabula, Grasset, Paris, 1985. LA SIGNIFICATION MUSICALE 407 2. Sens et forme musicale Comme l’écrivait Arnold Schoenberg : Le concept que la musique exprime quelque chose est généralement accepté ; mais le jeu des échecs ne raconte pas d’histoires, et les mathématiques ne cau- sent pas d’émotions ; d’une façon analogue, dans un point de vue purement es- thétique, la musique n’exprime rien d’extra-musical684. Pour abonder dans le sens de Schoenberg, il ne faut pas reproposer le formalisme de Hanslick ou de Stravinsky. La musique permet aussi bien les lectures formalistes que les interprétations expressionistes et c’est ce que doit expliquer la sémiotique. Il ne faut pas non plus proposer la conception hjelmslevienne pour laquelle la musique est un système symbolique où le plan de l’expression et du contenu coïncident685 : il est suffisant, avec Taras- ti, de reconnaître que la musique n’a pas nécessairement un contenu narratif. Quelques fois, elle raconte des histoires mais seulement en relation avec une poétique historiquement, géographiquement et culturellement située dans une certaine époque, par exemple l’époque romantique : On peut voir dans le concept de narrativité en musique une superstructure, « un système modélisant secondaire », selon l’école de Tartu, ce qui présuppose l’existence d’un système modélisant primaire, comme substructure. N’importe quelle structure musico-syntaxique n’est pas forcément une structure narrative, ou alors toute la musique serait narrative686. Il s’agit d’une langue musicale bien déterminée : un système modélisant, pour Jurij Lotman687 ; une forme symbolique, pour Cassirer688. Une sémioti- que musicale doit travailler avec une sémiotique de la culture pour distinguer les caractéristiques musicales synchroniques, culturellement déterminées, et les caractéristiques musicales méta-chroniques – selon les mots de Hjelm- slev689. Ainsi, en appliquant le modèle analytique de Greimas ou d’Umberto Eco à la musique, nous cherchons des concepts généraux qui ont un équiva- lent musical. 684 Arnold Schoenberg, Fondements de la composition musicale, Jean-Claude Lattès, Paris, 1989. 685 Louis Hjelmslev, Les Prolégomènes à une théorie du langage, Minuit, Paris, 1968. 686 Eero Tarasti, Sémiotique musicale, PULIM, Limoges, 1996, p. 41. 687 Jurij Lotman, La structure du texte artistique, Gallimard, Paris, 1973. 688 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Minuit, Paris, 1986. 689 Hjelmslev utilise le mot « méta-chroniques » dans son travail sur l’indo-européen ; cf. Louis Hjelmslev, Les essais linguistiques, Minuit, Paris, 1971. 408 ESTHÉTIQUE ET COGNITION 3. La non-conformité des plans musicaux Un bon exemple est le concept d’isotopie musicale. Qu’est-ce que c’est qu’une isotopie musicale ? Selon Eero Tarasti, Il est indéniable qu’en se contentant d’analyser le plan du signifiant, on ne peut expliquer les facteurs qui rendent compte de la cohérence da la forme musi- cale. Le texte musical peut parfois être fragmenté, de longues pauses peuvent sé- parer différents passages du texte, mais ceux-ci sont cependant ressentis comme formant un tout. Ce phénomène peut bien être désigné du terme d’isotopie690. Si on lit bien ce que Tarasti a écrit, on comprendra que nous avons besoin de recourir au plan du contenu pour analyser le plan de l’expression musi- cale : en d’autres termes, les deux ne coïncident pas nécessairement. Si je prouve que le plan de l’expression musicale ne coïncide pas avec le plan du contenu, je prouve qu’il existe un contenu musical autre que la forme de l’expression. Peut-être que les deux coïncident, mais toujours dans une poé- tique ou bien un système musical déterminé, par exemple dans le sérialisme. 3.1 Polysémie verbale Pour prouver que les deux plans ne coïncident pas dans tous les cas, il faut présenter un exemple de polysémie verbale, afin d’étudier la polysémie musicale éventuelle. Dans la langue, il y a souvent des exemples de bi- isotopie. Par exemple, dans les comparaisons « Cet homme est un lion », nous avons une isotopie complexe (« aussi bien humain qu’animal ») ; en poésie comme en théologie il y a constamment plusieurs isotopies coexistan- tes ; François Rastier cite le Bœuf dans les mots d’Augustin, qui est aussi bien un animal et un évangéliste691, uploads/s3/la-signification-musicale-pdf.pdf

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