Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 5 _______________________________
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 5 __________________________________________________________________________________________________________________________ Leçon 5 Les huit radicaux pulsionnels : La subdivision des quatre champs pulsionnels en huit facteurs est générée de l’intérieur même de la hormè, comprise comme mouvement d’existence (Merleau-Ponty, Barbaras). Chaque plan d’expérience peut accentuer deux inflexions fondamentales de la motivation humaine correspondant aux facteurs médiateurs et aux facteurs directeurs, ou, respectivement, aux visées exocentriques et aux visées endocentriques : L’alloplastie fait agir ou confie l’agir à… L’autoplastie prend à charge l’agir. Elle s’affaire à… (copes with…)1, ramassant l’agir sur ce que l’individu peut traiter en propre, à part soi. On distingue, dans la motivation, les intérêts fondamentaux (tropismes bruts) des attitudes cardinales (climats pulsionnels). 1 Le verbe anglais « to cope (with) » provient du français « couper ». Cela mérite un coup d’œil car en insis-tant sur la (dé)limitation, l’autoplastie privilégie toujours peu ou prou la sectorisation, par contraste avec la totalisation. 1 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 5 __________________________________________________________________________________________________________________________ Les huit radicaux pulsionnels § 1. ALLO- ET AUTO-PLASTIES. DEUX MODES FONDAMENTAUX DU SOUCI (SORGE) : En inaugurant ce cours, nous nous sommes engagés à déployer la « forme entière de l’humaine condition » sous la livrée du « schéma pulsionnel » proposé par Léopold Szondi. Le concept de « pulsion » a finalement quadrillé dès le départ ce que Ricœur devait nommer « fond d’être à la fois puissant et effectif », où par « puissant » il entend non pas « potentiel » mais « productif »2. La pulsion, c’est en effet la nature non pas naturée mais naturante. C’est l’agir intransitif () décliné en capacités voire, chez l’homme, en facultés abstraites qui le décollent (abheben) de l’environnement.3 Pour le plaisir et la commodité de l’exposé, le spectre des quatre vecteurs, des huit besoins et des seize tendances coalisés par Szondi a déjà été décacheté. Les quatre pulsions ont été déconstruites en champs et en niveaux, cela dans le prolongement des 2 Soi-même comme un autre, éd. du Seuil 1990, 10ème étude. 3 Les principaux « niveaux » d’autonomie ou de décollement du vivant que nous avons arpentés en abou- chant Schotte et Gagnepain avaient déjà été thématisés en 1928, dans Les degrés (Stufen) de l’organique et l’Homme. Helmut Plessner (1892-1985), à qui l’on doit cet ouvrage, compose avec Max Scheler et Arnold Gehlen le trio fondateur de l’anthropologie philosophique. Dans son étude-phare, Plessner anticipe plusieurs des thèses que j’emprunte moi-même à Gagnepain : Le vivant se caractérise par des niveaux d’autonomie qui définissent sa « positionnalité (Positio- nalität) » vis-à-vis de lui-même et de son environnement. Gagnepain parle de niveaux d’indépen- dance du vivant, qui vont du passif au réflexif en passant par l’intransitif : tandis que le minéral est remué, logé, entretenu, produit, la plante, déjà, remue, loge, subsiste et procrée. Et l’animal se meut, se loge, se nourrit et se reproduit. Au niveau du sentir « contactuel », les mouvements se produisent à même l’organisme mais non à partir de lui. Ici, tout n’est que passage (« alternance », dit Schotte). Gagnepain parle de passivité du vivant, celui-ci coïncidant purement et simplement avec les situations. « L’animal vit en s’extériorisant de son centre, en s’intériorisant en son centre, mais il ne vit pas [réflexivement] en tant que centre » (chapitre VII). L’animal (et l’homme à ce niveau) se fond dans ses actions. « Le plan d’action de l’animal est le filet en lequel le monde se capture » (chapitre VI § 2). L’homme est le véhicule de la culture stricto sensu. Sa culture, cependant, reste incorporée dans une nature (animale et végétale) qu’il incarne « pour moitié » (sic). L’homme se caractérise par un degré d’organisation dit « excentrique » où il n’est plus « assujetti à aucune gestalt déterminée ». À son niveau d’existence, l’agir est « dirigé vers de l’irréel ». « L’homme se tient dans le néant, il se fond dans le néant, dans le n’importe-où, le n’importe-quand spatio- temporalisant » (chapitre VII). 2 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 5 __________________________________________________________________________________________________________________________ travaux de Schotte comme de Szondi lui-même, chez qui on lit que « chaque facteur (…) a toujours un champ phénoménal spécifique (besonderen Erscheinungskreis) mais avec différents niveaux (mit verschiedenen Ebenen) »4. Pourquoi quatre niveaux ou « climats pulsionnels » ? Pourquoi, aussi, quatre domaines pulsionnels (Bedürfnißgebiete) ? Nous reviendrons sur cette énigme d’ici peu. Animés pour l’heure par le souci prioritaire de déployer le nuancier szondien, tâchons de comprendre pourquoi chaque pulsion se gémine en deux facteurs, comme on l’a montré dans notre dernière leçon (cf. tableau de la page 3). La réponse qu’apporte Szondi sonne ainsi : chaque vecteur forme un couplage (Verkoppelung) de deux radicaux (Triebradikale) ou facteurs (Trieb- faktoren) parce que, deux par deux, ces radicaux offrent une solution antagoniste de satisfaction de la pulsion. Pour mes oreilles, toutefois, cette réponse grince : elle grince parce que Szondi affirme deux choses difficilement conciliables : pour une part, en effet, il déclare que nos double-commandes ne sont pas « des processus unitaires dont l’énergie de déclenchement ou de conservation ne s’écoulerait que d’une seule source » (ibid., 1ère partie, section I, chap. II, p. 26)5 ; pour une autre part, cependant, il assure que chaque pulsion couple des facteurs en leur imposant un mode de satisfaction sui generis. Mais à quel titre la pulsion imposerait-elle un couplage aux besoins, si elle n’en est que la résultante ?6 Szondi va jusqu’à cymbaler que puisqu’« une pulsion est déjà une synthèse », « il est plus correct de parler en Schicksalsanalyse d’une “psychologie des besoins” que d’une “psychologie des pulsions” » (ibidem, p. 27). Ce credo indébou- lonnable explique d’ailleurs pourquoi le psychiatre hongrois, dans son dernier ouvrage, pouvait encore postuler une étrange poussée physiologique vers la formation du tout (einen physiologischen Drang zur Ganzheitsbildung). Comme si ce tout ne devait pas être préalablement donné pour que des besoins y concourent ! Que « seuls les besoins possèdent un fondement unitaire, indissoluble », chez lui, cela tient à un positivisme qui rabat les huit besoins puis les seize tendances sur des ressorts génétiques observables (tant il est vrai que le « diagnostic expérimental des pulsions » apparut sous l’appellation de « génotest »). Pareil positivisme (scillicet une conception qui cherche à expliquer le manifeste par le manifeste) nous laisse hélas sur notre faim. Pire : il bat la breloque : 1°, La génétique campée en sous-œuvre de la doctrine pulsionnelle encourage une approche « hétérologique » plutôt qu’« autologique » de l’humain (Arthur Kronfeld, 1928), i.e. une approche qui applique à l’homme ou sur lui une intelligibilité em- pruntée à un autre « objet ». 4 Lehrbuch der experimentellen Triebdiagnostik, 3ème édition 1972, éd. Huber Volume 1, chap. IV, p. 69. 5 Voir aussi Integration der Triebe. Die Triebvermischten, éd Huber 1984, Préface. 6 Une remarque lexicale, pour l’anecdote : dans « Les hommes de génie » (1927) Ernst Kretschmer expli- cite son but et sa recherche : découvrir, les « formes radicales de la personnalité », les « facteurs de dispositions primaires ». « Facteurs », « radicaux », voilà exactement comment Szondi nomme les huit « besoins » (Bedürfniße) qui orchestrent son schéma, à raison de deux par vecteur. Szondi – excusez du peu – met donc en lumière ni plus ni moins que le « noyau primaire de la personnalité » (Kret- schmer), la table mendeleïevienne des éléments qu’Hans Eysenk (1916-1997) briguait pour l’étude scientifique de la personnalité (cf. Abord statistique et expérimental du problème typologique dans la per- sonnalité neurotique, psychotique et normale, in L’évolution psychiatrique Volume 3, 1954). 3 Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 5 __________________________________________________________________________________________________________________________ 2°, La béquille génétique à laquelle s’agrippe Szondi néglige ce fait, connu aujourd’hui, que les gènes s’expriment sous l’influence de plusieurs modulateurs épigénétiques eux-mêmes conditionnés par notre rapport au milieu. Parmi ces facteurs, mention- nons le « nettoyage » des parties non codantes des gènes, le déplissage des gènes par méthylation, leur mise en forme tridimensionnelle par les protéines-chaperons et l’influence de l’ADN mitochondrial. D’autres interférences épigénétiques telle celle de l’ADN-poubelle taraudent le « faitalisme » de Szondi. Le point à retenir est que l’épigénome joue un rôle important dans le développement et l’apparition de certaines maladies. Il peut être modulé par le régime alimentaire.7 Contre le couplage de besoins empruntés parte extra partes aux gènes, une alter- native consiste à partir globalement de la pulsion même, pulsion que Renaud Barbaras, dans un article remarquable8, fait coïncider avec la vie comme mouvement. Qu’est-ce que le « mouvement », au sens radical de la Triebintentionalität9 ? C’est la subjectivité du sujet vivant. À la lumière de la méditation radicale qu’effectue le phénoménologue, il apert que l’indéfinité constitutive du mouvement est l’exact pendant du caractère intotalisable du monde que le mouvement occupe ; l’excès du « je peux » sur le « je fais (praxis) » le miroir exact du monde sur ses actualisations finies (scilicet les étants, les choses, les présences-subsistantes). uploads/s3/les-huit-radicaux-pulsionnels.pdf
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- Publié le Mar 26, 2022
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