On a coutume de considérer que les premiers manuels de rhétorique, connus sous

On a coutume de considérer que les premiers manuels de rhétorique, connus sous le nom de technai logon, auxquels fait allusion Platon dans le Phèdre et Aristote dans la Rhétorique, furent non pas des traités théoriques, mais des recueils de «discours-modè- les», comme l'Éloge d'Hélène ou la Défense de Palamède de Gorgias, des discours offerts par le maître à l'imitation des élèves. L'idée a été émise pour la première fois par Gercke, dans un article publié dans la revue Hermes en 1897 1, et elle a été reprise, avec quelques nuances, par tous les spécialistes de la rhétorique depuis lors 2. C'est à partir de cette hypo- thèse que Thomas Cole a pu soutenir en 1991 3 que la notion de rhétorique n'était claire- ment attestée seulement chez Platon et Aristote; que c'était Platon en partie dans le Phèdre – par le commentaire qu'il proposait des différents discours (notamment le com- mentaire du discours de Lysias) - et surtout Aristote - qui, dans sa Rhétorique, insérait des extraits d'orateurs qu'il commentait et qu'il utilisait comme exemple de sa doctrine, sans en produire lui-même - qui constituaient ce que Cole nomme les débuts d'une classifica- tion théorique et d'une conception réflexive, abstraite, de la rhétorique. La rhétorique telle que nous l'envisageons serait donc une invention de la philosophie, ce qui explique- rait la forme nouvelle adoptée désormais par les premiers traités de rhétorique que nous ayons conservés, à savoir la Rhétorique d'Aristote et la Rhétorique à Alexandre, éloignée désormais de la forme d'un discours. Des technai logon du Ve siècle aux traités du IVe siècle, il y aurait donc eu une véritable rupture épistémologique. MARIE-PIERRE NOËL LA FORME DES PREMIERS MANUELS DE RHÉTORIQUE: DES TECHNAI LOGON À LA RHÉTORIQUE À ALEXANDRE 1 A. GERCKE, Die alte tevcnh rJhtorikhv und ihre Gegner, in Hermes 32 (1897), pp. 348-59. 2 Il y a néanmoins un certain flottement parmi les spécialistes de la question: ainsi, Stephen USHER (Greek Oratory: Tradition and Originality, Oxford 1999, p. 2, note 3) suggère que l'on ne peut exclure l'exis- tence de manuels organisant les différents topoi de façon systématique, étant donné la fréquence de formules similaires dans les textes conservés. 3 T. COLE, The Origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore 1991. on line dal 06/02/2014 Une telle hypothèse est difficile à vérifier en l'absence des technai logon du Ve siè- cle. La seule description que nous ayons conservée de ces oeuvres, celle du Phèdre 261a- e et 266d-267d, n'est en effet guère explicite. Dans le dialogue, elles portent essentielle- ment sur l'art d'écrire des plaidoyers et sont associées d'abord à Gorgias (261b-c). Par la suite, Socrate va énumérer leur contenu en suivant l'ordre d'un discours judiciaire (266d sq.) et en mentionnant plusieurs noms (Théodore de Byzance, Événos de Paros, Gorgias et Tisias, Prodicos, Hippias, Pôlos, Licymnios, Protagoras, Thrasymaque): le «prologue» (prooivmion); le «récit» (dihvghsiı); les «indices» (tekmhvria) et «vraisemblan- ces» (eijkovta), que Théodore aurait nommés «établissement de preuve» (pivstwsiı) et «supplément d'établissement de preuve» (ejpipivstwsiı); la «réfutation» (e[legcoı) et le «supplément de réfutation» (ejpevlegcoı); l'«insinuation» (uJpodhvlwsiı), les éloges indi- rects (parevpainoi) et les blâmes indirects (paravyogoi); la «brièveté d'expression et amplification infinie» (suntomivan te lovgwn kai; a[peira mhvkh); les «discours mesu- rés» (mevtrioi lovgoi); le «redoublement d'expression» (diplasiologiva), l'«expression sentencieuse» (gnwmologiva) et l'«expression imagée» (eijkonologiva); la «propriété de la langue» (eujevpeia, ojrqoevpeia); la réfutation des calomnies (diabolaiv); la «récapitula- tion» (ejpavnodoı, to; ejn kefalaivw/ uJpomnh~sai): 4 PHÈDRE — Il y a une masse de choses à dire, je suppose, Socrate, rien qu'avec ce que contiennent les livres qu'on a écrits sur l'art oratoire (tav g jejn toi~ı biblivoiı toi~ı peri; lovgwn tevcnhı gegrammevnoiı). SOCRATE — (…) Il y a d'abord, je pense, le «préambule» (prooivmion), qu'on doit prononcer au début du discours. (…) En second lieu vient l'«exposition» (dihvgh- sin), puis les «témoignages à l'appui» (marturivaı), en troisième, les «indices» (tekmhvria), en quatrième lieu, les «présomptions» (eijkovta). Il y a aussi, si je ne me trompe, au dire du moins de cet excellent ciseleur de discours qui vient de Byzance, la «preuve» et le «supplément de preuve» (pivstwsin kai; ejpipivstwsin). PHÈDRE — Tu veux me parler du magistral Théodore. SOCRATE — Bien sûr! Pour lui, en outre, il faut procéder à la «réfutation» et au «supplément de réfutation» dans l'accusation comme dans la défense (e[legcovn te kai; ejpexevlegcon). Mais le magnifique Événos de Paros, ne l'introduisons- nous pas au milieu du débat? lui qui le premier a inventé l'«insinuation» (uJpodhvlwsin) et les «éloges indirects» (parepaivnouı), pour en faciliter la remé- moration? C'est un savant homme! Et Tisias et Gorgias, les laisserons-nous dor- mir, eux qui ont vu qu'il faut donner aux vraisemblances la préséance sur la vérité et qui font aussi par la seule force du discours paraître petites les grandes choses et grandes les petites choses, donnent aux thèmes nouveaux le cachet de l'ancien, et aux anciens l'aspect de la nouveauté et ont inventé la manière de parler briève- ment ou de produire d'interminables développements sur tous les sujets (oi} pro; tw~n ajlhqw~n ta; eijkovta ei\don wJı timhteva ma~llon, tav te au\ smikra; megavla kai; ta; megavla smikra; faivnesqai poiou~si dia; rJwvmhn lovgou, kainav te ajr- caivwı tav t jejnantiva kainw~ı, suntomivan te lovgwn kai; a[peira mhvkh peri; pavntwn ajneu~ron). Pourtant, un jour que j'en parlais à Prodicos, il se mit à rire et me déclara qui lui seul avait trouvé la méthode exigée par l'art oratoire (w|n dei~ lovgwn tevcnhn): cet art ne réclame ni la longueur ni la brièveté, mais la juste mesure (ou[te makrw~n ou[te bracevwn ajlla; metrivwn). (...) Et Pôlos? Comment 60 Marie-Pierre Noël 4 Phèdre, 266d-267d (trad. L. Brisson mod.). nous y prendrons-nous pour donner une idée de ses Sanctuaires oratoires des Muses (Mousei~a lovgwn); de ce qu'il dit sur le «redoublement» (diplasiologivan), le «style sentencieux» (gnwmologivan), le «style imagé» (eijkonologivan)? Et le Vocabulaire de Licymnios, dont ce dernier fit cadeau à Pôlos pour la composition de son Sur la beauté de la langue (eujepeivaı) ? (...) Il y avait une Propriété de la langue [de Protagoras] (ojrqoevpeia) et beaucoup d'autres belles choses. À dire vrai, pour les discours qui font pousser des gémissements (tw~n oijktrogovwn), (...) celui qui est passé maître en cet art c'est (...) le puissant Chalcédonien [Thrasymaque]. Homme qui n'eut pas son pareil à la fois pour mettre les foules en colère, puis, à l'inverse, pour apaiser leur fureur par enchantement, par des incantations, selon son expression. Il excelle aussi bien aux calomnies (diabolavı) qu'à la destruction des calomnies, quel qu'en soit le motif. Quant à la toute fin du discours, il semble y avoir accord général, même si les uns l'appellent «récapitu- lation» (ejpavnodon) et les autres autrement. PHÈDRE — Tu veux parler du fait que l'on rappelle à la fin aux auditeurs sous forme de résumé chacun des points dont il a été question (to; ejn kefalaivw/ e{kasta lev- gei uJpomnh~sai ejpi; teleuth~ı tou;ı ajkouvontaı peri; tw~n eijrhmevnwn). La forme prise par l'exposé du Phèdre peut laisser perplexe, mais elle ne coïncide pas entièrement avec la thèse de Cole. Si elle reproduit l'ordre des technai logon vérita- bles, il faudrait supposer que ces dernières contenaient un certain nombre de réflexions théoriques témoignant d'une forme d'abstraction bien supérieure à celle de simples «dis- cours-modèles». Du Ve au IVe siècle, il s'agirait alors non d'une rupture mais d'une évo- lution, dans laquelle on passerait progressivement du discours seul – en l'occurrence un plaidoyer judiciaire – à une forme plus ouverte, intégrant des éléments de commentaire et d'analyse technique. Toutefois, selon Cole, l'ordre des différents items du Phèdre pro- viendrait de Platon lui-même, ce qui est au demeurant impossible à prouver 5 mais lui permet de préserver la thèse qu'il soutient, à savoir celle de la rupture entre technai logon et traités du IVe siècle. Faut-il en rester là et renoncer à prendre partie entre ces deux thèses? Un élé- ment peut inciter à réviser l'idée d'une séparation radicale entre forme des premiers manuels de rhétorique et forme prise ensuite par les traités de rhétorique au IVe siècle: la composition de la Rhétorique à Alexandre, oeuvre insérée dans le corpus d'Aristote et proposant un modèle de traité de rhétorique très différent de celui d'Aristote. Ce traité, couramment attribué à Anaximène de Lampsaque, mais que Pierre Chiron, dans l'édi- tion qu'il en a proposée dans la Collection des Universités de France en 2002, préfère attribuer à un «pseudo-Aristote» à cause de sa transmission de type fluide 6, contient un texte non seulement déformé par les accidents habituels de transmission, mais qui a fait l'objet d'une véritable réécriture aristotélisante. Toutefois, il semble que les altérations subies soient relativement superficielles et ne compromettent pas gravement la doctrine, dont l'essentiel peut avoir été mis par écrit entre 430 et 400 7, mais qui serait le fruit d'une La forme des premiers manuels de rhétorique: des technai logon à la Rhétorique à Alexandre 61 5 COLE, op. cit., p. 130-132 (esp. p. 131): «It is easy to assume (and often is assumed) that uploads/s3/m-p-noel-la-forme-des-premiers-manuels-de-rhtorique-pan-1-2012.pdf

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