Droit et bon droit Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du

Droit et bon droit Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) Alain Cottereau En 1886, Ernest D. Glasson publiait un texte de rupture avec l'ancienne juri sprudence du travail, promis à une grande notoriété : Le Code civil et la question ouvrière osait critiquer le Code pour demander sa mise à jour législative1. De la part d'un professeur de droit civil, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, représentant eminent de ce qu'il est convenu d'appeler « l'école de l'exégèse », vouée au culte du texte, c'était là un acte d'une audace insolite. Le ton était pourtant d'une grande modération. Il présentait ses propositions de réformes comme un comblement de lacunes. D'après lui, « l'ouvrier a été presque entièr ement oublié dans notre Code civil [...]. Cette lacune a été la cause de fréquents procès entre patrons et ouvriers. » Glasson faisait allusion à de vives controverses autour d'arrêts de la Cour de cassation. Suivant son style d'oracle du droit, il ne condescendait pas à énumérer les positions adverses, mais ses lecteurs pouvaient se remémorer les émotions, les indignations suscitées par quelques décisions du temps de l'Ordre moral (1871-1876). Au nom du Code civil et de la liberté des contrats, les arrêts controversés promouvaient un arbitraire patronal jusqu'à des conséquences inédites, iniques et indéfendables aux yeux du plus grand nombre. De plus en plus de députés voulaient contourner par voie législative ce durciss ement des interprétations du droit à l'encontre des ouvriers. Mais ils se heurtaient à un verrouillage conjoint du Sénat et de la Cour de cassation. Une vingtaine de 1 - Ernest D. Glasson, « Le Code civil et la question ouvrière », in Séances et travaux de Г Académie des sciences morales et politiques, 1886, 1er semestre, t. 25, pp. 843-895, ici pp. 844 et 849, édité sous ce titre la même année à Paris, F. Pichon, 1886. lui \ Annales HSS, novembre-décembre 2002, n°6, pp. 1521-1557. ALAIN COTTEREAU projets de loi, déposés entre 1872 et 1883, étaient ainsi bloqués, portant sur les juridictions du travail, le licenciement, les accidents, l'institution de syndicats, la limitation des heures de travail, l'hygiène et la sécurité, ou les règlements intérieurs. L'invention du contrat de travail, contre cent ans de jurisprudence L'indignation de l'opinion publique était à son comble sur la question des agents des chemins de fer. Quelques semaines après l'occupation allemande et la répres sion de la Commune de Paris, des mécaniciens des chemins de fer, dont les ini tiatives en faveur d'une réforme de leur condition n'avaient pas cessé, avaient pétitionné auprès du ministre des Travaux publics, demandant à l'autorité conces sionnaire d'intervenir pour eux auprès des compagnies, dans l'intérêt de leur santé et de la sécurité des voyageurs. Il s'ensuivit une série de sanctions, avec révocation de quatre-vingts meneurs : les compagnies estimaient devoir défendre leur autorité menacée, car toute association, si pacifique et conciliante fût-elle, était susceptible un jour d'organiser une grève, ce qui mettrait à genoux la France entière, à la merci des pays voisins. Émaillée de multiples rebondissements, la question ne cessa plus de passionner les députés et la presse. Dès octobre 1871, des délégués mécaniciens révoqués saisissent les tribunaux pour renvoi arbitraire, et treize arrêts, en première instance, leur donnent tous raison. À la croisée des polémiques, les agents de chemin de fer Les procès les plus emblématiques eurent lieu à Paris, devant les prud'hommes des métaux, puis le Tribunal de commerce. Les compagnies, appliquant les règl ements de leurs caisses de secours, avaient confisqué les cotisations salariales de retraite versées tout au long de leur carrière par les mécaniciens révoqués. Le conseil des prud'hommes des métaux de Paris condamna les compagnies à la resti tution, en même temps qu'à des dommages et intérêts pour renvoi sans motifs sérieux : [...] attendu que si, à raison de la grave responsabilité qui lui incombe, la Compagnie a le droit et le devoir d'imposer à ses ouvriers un règlement sévère dont elle est seul juge, les termes de Г article 15 du règlement de la Caisse des retraites [perte des cotisations en cas de renvoi] sont une convention léonine qui constituerait la Compagnie juge et partie dans sa propre cause. Au cours d'une suite d'appels, le Tribunal de commerce refusa aux prud'hommes la compétence sur les conflits d'agents de chemin de fer pour s'en saisir lui-même, suivant l'usage, mais prononça sur le fond de semblables condamnations, selon des motifs analogues. L'un des principaux leaders, le mécanicien Hulot, obtint ainsi la somme, considérable pour l'époque, de cinq mille francs de dommages et intérêts. '522 gn avrjj i§725 lors d'une réunion de la commission parlementaire sur les chemins LE BON DROIT de fer, un député conservateur, Bastid, fit l'éloge du jugement en faveur de Hulot : cela prouvait que les agents des chemins de fer obtenaient justice auprès des institutions ; par conséquent celles-ci n'avaient pas besoin d'être réformées2. Mais tout fut remis en cause par la Cour de cassation. Durant les années 1873-1874, celle-ci infirma les condamnations des compagnies prononcées par des tribunaux subalternes et confirmées par les diverses cours d'appel. De sorte que les compagnies se voyaient investies d'un droit absolu de révoquer leurs employés. La révocation pouvait s'accompagner d'une confiscation des cotisations de retraite versées, quand bien même on serait à la veille du jour de départ. Ainsi, la nouvelle jurisprudence de la Cour entraîna la condamnation du mécanicien Hulot comme celle de ses autres collègues sanctionnés. En l'occurrence, la cour d'appel de Paris, cédant à la Cour de cassation, le priva à la fois d'indemnités de licenciement et de vingt-deux années de cotisations, pour avoir organisé l'envoi d'une supplique collective au ministre des Travaux publics. D'autres cours d'appel résistèrent plus longtemps. La critique ne fut pas moins véhémente dans la presse et les milieux poli tiques, jusqu'aux sphères conservatrice et royaliste. Les républicains tiraient à boulets rouges sur les monopoles du rail. Mais pendant seize ans, rien n'y fit. En 1886, la Cour de cassation n'avait pas dévié de sa rigueur au profit de l'arbitraire des compagnies, malgré les changements politiques, une épuration républicaine des magistrats et l'élargissement des critiques parmi V establishment politique et industriel. Au contraire, elle était allée jusqu'à étendre à tous les engagements une inversion de jurisprudence sur le licenciement, réservée d'abord à l'exception des chemins de fer. Contre les tribunaux civils et cours d'appel, elle s'acharnait à imposer un droit unilatéral et arbitraire de licenciement, sans laisser aux tribunaux apprécier le bien- fondé des motifs. Le plus choquant, aux yeux du reste de la France, était sa jurisprudence sur les caisses de retraite. En cassant les restitutions de cotisations, au profit des demandes des compagnies, elle estimait les confiscations de stricte légalité, en vertu du respect des conventions : du moment que les règlements prévoyaient une telle confiscation, la sanction était légale, car tout règlement d'entreprise était censé être une convention consentie par implication du fait même d'être embauché. À la fin des années 1880, Glasson et les soutiens civilistes de la Cour de cassation étaient de plus en plus isolés sur cette question3. Du côté du patronat, seul le 2 - Sur ces affaires, voir la brochure Les accidents sur les chemins de fer français dans leurs rapports avec les agents de la traction. Pétition des mécaniciens et chauffeurs à Г Assemblée nationale, Paris, A. Le Chevalier, 1872, et Baron DE JanzÉ, Les compagnies de chemins de fer et leurs agents commissionnés..., Saint-Brieuc, Impr. de F. Guyon, 1875. Une partie des jugements sont reproduits et commentés dans \e Journal des prud'hommes, 1871, p. 167, et 1872, p. 60. 3 - Glasson contestait d'avance la légitimité de lois qui étaient sur le point d'être votées. Selon lui, interdire de confisquer les cotisations de retraite en cas de renvoi, si le règl ement le prévoyait, était attenter à la liberté des contrats. Son article constituait une prise de position implicite en faveur d'un rapport de Paul-Louis-Joseph Cuvinot, confortant ALAIN COTTEREAU lobby assurantiel appuyait encore cette position extrême, tandis que même les compagnies de chemins de fer commençaient à faire des concessions face au désa veu quasi unanime de la société. Du côté des associations patronales des mines et de l'industrie métallurgique, une évolution s'était fait jour: le patronat organisé des grandes manufactures se mit à reconnaître les cotisations de retraite comme des droits acquis lors de leurs versements; il s'ensuivait un droit de participation des ouvriers à la gestion des caisses, ce que combattait de plus en plus isolément le lobby assurantiel. Le coup de force dogmatique de Glasson Glasson pouvait apparaître ainsi, au regard des controverses sur la législation indust rielle, comme l'un des derniers représentants de l'orthodoxie du Code civil, inter prétée par les arrêts de l'Ordre moral. En revanche, à l'aune du petit monde des civilistes français, il proclamait plutôt une adaptation remarquable de l'orthodoxie, par sa double fidélité à la hiérarchie judiciaire et aux réformes sociales paternalistes que commençaient d'envisager les cercles conservateurs. L'opération portait sur uploads/S4/ alain-cottereau-droit-et-bon-droit.pdf

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  • Publié le Nov 06, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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