1 Qui a peur des lacunes législatives ? Le juge tiraillé entre le respect des p
1 Qui a peur des lacunes législatives ? Le juge tiraillé entre le respect des prérogatives du législateur et la défense de l’égalité des citoyens Christian BEHRENDT Professeur ordinaire à la Faculté de droit de l’Université de Liège Assesseur au Conseil d’Etat et Martin VRANCKEN Assistant à la Faculté de droit de l’Université de Liège Introduction 1. - Le contentieux de l’égalité devant la Cour constitutionnelle a plusieurs visages. Ainsi, les articles 10 et 11 de la Constitution peuvent être méconnus lorsque le législateur soumet plusieurs situations objectivement comparables à des régimes différents1, ou lorsqu’il réserve un traitement identique à plusieurs situations objectivement différentes2. Plus particulièrement, au sein de la première constellation, la Cour peut conclure à une violation des principes d’égalité et de non-discrimination lorsqu’une norme accorde un avantage à une catégorie de personnes mais ne l’octroie pas à une autre catégorie, pourtant placée dans une situation objectivement analogue. 2. - Cette dernière hypothèse (qui, au fond, s’analyse comme celle d’une norme dont le champ d’application est insuffisamment large) se présente pour la première fois devant la Cour au milieu des années 1990. Dans l’affaire en question, une personne avait introduit sa candidature pour être recrutée en tant qu’agent administratif du Conseil (aujourd’hui : Parlement) de la Région de Bruxelles-Capitale. Or, ayant échoué son examen linguistique, l’accès à une réserve de recrutement lui est refusé. N’étant pas, pour des raisons qui ne nous intéressent pas ici, en accord avec cette décision de refus, elle souhaite contester celle-ci dans le cadre d’un recours juridictionnel. C’est ainsi qu’elle saisit le Conseil d’Etat d’une requête en annulation basée sur l’article 14, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat. A l’époque, cette disposition était libellée en ces termes : « La section d’administration [aujourd’hui : du contentieux administratif] statue par voie d’arrêts sur les recours en annulation (…) formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives ». La Haute juridiction constate que des recours en annulation peuvent être intentés sur base de l’article 14, alinéa 1er, contre des actes et règlements des autorités administratives. Or, les différents Parlements du pays n’étant pas des « autorités administratives » au sens de cette disposition, les actes administratifs qu’ils édictent échappent à la compétence d’annulation du Conseil d’Etat : celui-ci doit donc, en principe, décliner sa compétence. Il décide pourtant de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle, et lui demande si l’article 14, alinéa 1er, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que cette 1 Le premier arrêt de ce type est C.A. n° 21/89 du 13 juillet 1989, Biorim. 2 La décision fondatrice de cette constellation est C.A. n° 4/92 du 23 janvier 1992, Banque-carrefour. 2 disposition omet de prévoir un recours juridictionnel à l’égard des actes administratifs émanant des différents Parlements du pays. La Cour constitutionnelle répond avec clarté : « Le défaut de tout recours en annulation des actes administratifs émanant d'une assemblée législative ou de ses organes, alors qu'un tel recours en annulation peut être introduit contre des actes administratifs émanant d'une autorité administrative, viole le principe constitutionnel d'égalité et de non-discrimination inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution »3. Cet arrêt inaugure un concept que la doctrine, influencée par les termes employés par la Cour elle-même4, qualifie de ‘lacune législative’. 3. - Jean-Claude SCHOLSEM définit une telle lacune comme : « Une norme qui viole l’égalité en ce qu’elle n’est pas assez étendue (…). Une telle règle réserve à certaines catégories de personnes des droits, un statut ou des avantages qu’elle n’étend pas à des catégories pourtant comparables, sans qu’une justification objective et raisonnable puisse être apportée à cette différence – bien réelle – de traitement »5. Si la découverte de lacunes parmi les normes de rang législatif par la Cour constitutionnelle n’est pas rare, l’on peut également en déceler en matière règlementaire, par exemple lorsqu’un arrêté royal a un champ d’application trop étroit en ce qu’il n’inclut pas une certaine catégorie de personnes, en violation des articles 10 et 11 de la Constitution. 4. - Or, la question se pose évidemment si, en présence d’une telle lacune – peu importe qu’elle soit de nature législative ou règlementaire –, le juge du fond dispose du pouvoir de combler celle-ci, c’est-à-dire s’il peut étendre le champ d’application de la disposition critiquée à la catégorie de personnes discriminées. Cette problématique est d’autant plus intéressante lorsque le juge a quo est confronté à un arrêt préjudiciel de la Cour constitutionnelle qui constate qu’une norme législative ne s’étend pas à une certaine catégorie de personnes et qu’elle est, pour cette raison, inconstitutionnelle. Lorsque la lacune se déclare au sein d’un texte de valeur règlementaire, il est, nous le verrons, catégoriquement défendu au juge de combler une lacune6. Concernant les normes législatives en revanche, il est certaines hypothèses où le juge a le devoir de combler une lacune constatée par la Cour constitutionnelle, moyennant le respect de certaines conditions. Il importe en effet d’assurer à cette occasion le respect des prérogatives du Pouvoir législatif par la Cour constitutionnelle et le juge a quo. * * 5. - Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est encore utile de brièvement nous arrêter sur une observation d’ordre théorique. En effet, si l’on se place sur la plan de la philosophie du droit, il paraît douteux – du moins lorsque l’on se fonde sur une théorie positiviste du phénomène juridique – que la notion même de ‘lacune juridique’ puisse se concevoir7. En effet, tout ordre juridique a, en raison de son existence même, vocation à régir toute situation de droit qui s’y présente8. La doctrine juridique allemande appelle ce principe ‘Logische Geschlossenheit des Rechtsordnung’, que l’on peut traduire approximativement en français par ‘exhaustivité logique de l’ordre juridique’. C’est d’ailleurs sur base de cet axiome que le Code judiciaire, en ses articles 5 et 6, défend au juge, d’une part, de 3 C.A. n° 31/96 du 15 mai 1996 (c’est nous qui soulignons). 4 C.A. n° 31/96, précité, considérant B.6 ; C. Const. n° 161/2011 du 20 octobre 2011, considérant B.11. 5 J.-Cl. SCHOLSEM, « La Cour d’arbitrage et les lacunes législatives », in Les rapports entre la Cour d’arbitrage, le Pouvoir judiciaire et le Conseil d’Etat, Bruxelles, La Charte, 2006, 216. 6 Voy. infra, n° 29. 7 Voy. également en ce sens P. MAYER, Droit international privé, 5ème éd., Paris, Montchrestien, 1994, p. 65, et R. WALTER, « Überlegungen zum Problem der Rechtslücke », in Strukturprobleme des öffentlichen Rechts, Gedenkschrift für Kurt Ringhofer, Vienne, Manz, 1995, 197-220 ; voy. également les quelques développements dans notre thèse : Ch. BEHRENDT, Le juge constitutionnel, un législateur-cadre positif – Une analyse comparative en droit français, belge et allemand, Bruxelles et Paris, Bruylant et LGDJ, 2006, pp. 415- 417. 8 C. HUBERLANT, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », in C. PERELMAN, Le problème des lacunes en droit, Bruxelles, Bruylant, 1968, p. 32. Contra : K.-J. VANDORMAEL, « Het recht als logisch consistent systeem – lacunes in de wetgeving », Chroniques de droit public – Publiekrechtelijke Chronieken, 2011, pp. 35-36. 3 « refuse[r] de juger sous quelque prétexte que ce soit, même du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi » (le mot le plus important étant évidemment ‘prétexte’) et, d’autre part, de « prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ». L’on aperçoit aisément que ces deux dispositions supposent nécessairement que le juge soit en mesure de rendre justice, c'est-à-dire de se fonder sur une règle juridique préexistante, à l’occasion de tout différend qui lui serait soumis. Dans le cas contraire, et à prendre la notion de ‘lacune juridique’ conceptuellement au sérieux, il ne lui resterait – en raison même de cette lacune – que la possibilité de renvoyer le litige non tranché aux parties. Or, le déni de justice est une faute disciplinaire sanctionnée par l’article 404, alinéa 1er, du Code judiciaire. Toutefois, il semble bien que ces considérations d’ordre théorique soient communément admises et que la notion de ‘lacune juridique’ doive s’entendre dans un sens plus pragmatique, pour viser en réalité non l’absence totale de règle juridique qui permettrait au juge de trancher les litiges qui lui sont déférés, mais l’hypothèse où l’on critique une norme en raison de la définition trop étroite de son champ d’application, au regard des articles 10 et 11 de la Constitution. 6. - Aussi, la présente contribution se borne à traiter la problématique des lacunes législatives dans le contentieux préjudiciel, contentieux où le juge a quo, qui a posé la question à la Cour constitutionnelle, est directement concerné par l’arrêt de réponse que cette dernière va lui faire parvenir. L’article 28 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après L.S.C.C.) impose en effet au juge de renvoi « de se conformer à la solution de la Cour » « pour la solution du litige » qui est pendant devant uploads/S4/ article-les-lacunes-fevrier-2013.pdf
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- Publié le Fev 21, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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