291 LES “MUETS VOLONTAIRES” LES “MUETS VOLONTAIRES” DANS LA PROCEDURE PENALE FR
291 LES “MUETS VOLONTAIRES” LES “MUETS VOLONTAIRES” DANS LA PROCEDURE PENALE FRANÇAISE DE L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE par ANTOINE ASTAING (Reims) et GÉRARD CLÉMENT (Reims)* Le silence de l’”accusé”1 au cours du procès pénal a, jusqu’à un certain point, été peu évoqué dans les procès criminels à l’exception de ceux que l’on peut qualifier de “politiques”2. En effet, les écrits pénalistes, abondants sur le thème de l’aveu pénal3, traitent moins facilement l’hypothèse du silence volontaire de l’accusé, celui que l’ancien droit nomme le “muet volontaire”. Pourtant, dans tout procès pénal se pose une question centrale pour ce dernier: quel avantage peut-on espérer de se taire et, au contraire, quel risque encourt-on à garder le silence aux questions posées? Le mutisme volontaire peut être aussi vu du côté du juge: doit-on essayer d’obtenir l’aveu et en recourant à quels moyens? Com- ment apprécier le silence de l’accusé? Une première approche, qui ne doit pas conduire à trop simplifier les réalités historiques4, amène à distinguer deux * Cette étude a fait l’objet d’une communication orale d’Antoine Astaing lors des Journées d’histoire du droit qui se sont tenues à Turin en mai 2001. Les développements relatifs au “droit au silence” dans le procès comtemporain et en droit positif ont été écrits en collaboration avec le Professeur Gérard Clément, Doyen de la Faculté de droit de l’Université de Reims. 1. Par commodité de langage, et pour s’en tenir à l’usage des anciens auteurs, c’est un terme que nous utilisons ici de manière générique pour parler de la personne poursuivie lors de la phase d’instruction dans l’ancien procès pénal et dans le procès pénal con- temporain. 2. Les manuels actuels de procédure pénale citent dans un curieux raccourci le procès de Jésus … et deux grands procès de la deuxième guerre mondiale. Le premier d’entre eux est celui de Riom durant l’hiver 1942. Au cours de celui-ci, Gamelin, après la lecture d’une déclaration, décide de garder le silence. Il le fait “pour servir” sans pour autant desservir ses co-accusés, en particulier Blum et Daladier qui mettront directement en cause le régime et son chef; le procès est d’ailleurs ajourné. Le second exemple est celui du procès du maréchal Pétain devant la Haute Cour durant l’été 1945. Le Maréchal utilise le même procédé: il lit une déclaration et dit ne vouloir répondre “à aucune question”. Il reste muet, ou quasiment muet durant les audiences. Le correspondant de l’Aurore écrit qu’il a l’impression d’assister à … un “procès posthume”. 3. Récemment, v. R. Dulong (dir.), L’aveu, Histoire, sociologie, philosophie, Paris 2001. Pour le cadre général et la bibliographie relatifs à l’ancien droit, le lecteur doit se reporter à J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris 2000. On doit rappeler l’ouvrage classique de J.H. Langbein, Torture and the law of proof, Eu- rope and England in the Ancient Régime, Chicago 1977 et signaler la prochaine parution du colloque de Montpellier (juin 2000) sur le thème: La torture judiciaire (direct. B. Durand). Pour le procès contemporain, le recours aux ouvrages usuels de procédure pénale suffit pour une première approche. 4. V. en particulier l’histoire complexe de la maxime “Nemo tenetur prodere seipsum” retracée par R. Helmholz, Origins of the privilege against self-incrimination: the Role of silviaanjosalves@gmail.com - June 25, 2017 - Read articles at www.DeepDyve.com 292 ANTOINE ASTAING ET GERARD CLEMENT [2] hypothèses selon la logique accusatoire ou inquisitoire suivie par le procès. Dans un procès de type accusatoire, le silence semble être une stratégie de défense efficace. Sous la République romaine, on note une véritable “hostilité à l’aveu”5, que l’on estime antinomique à l’idée de liberté de même qu’à la logique profonde du système accusatoire. Dans la joute oratoire, un combat mené entre égaux, il n’est pas honorable d’avouer et cela est même dangereux: “confessio turpis” et “periculosa” selon Cicéron. Dès lors, le silence est une victoire, l’aveu, rare semble-t-il, une défaite6. Les droits anglo-saxons moderne et contemporain7 semblent aussi répondre de manière nette aux questions posées puisque le criminel dispose d’une véri- table option au moment du jugement: plaider coupable ou non coupable, guilty or not guilty? Pour ne pas rendre cette option illusoire ni risquer d’aller à l’encontre des droits de la défense, dès les premiers temps du procès et jusqu’au jugement, le silence de celui qui est poursuivi est protégé par le droit. Cela veut dire deux choses: que la contrainte ne doit pas amener une personne à faire des déclarations contre elle-même et que l’accusé peut se taire et rester passif. Les historiens de la procédure anglaise semblent admettre que ce “droit au silence”, tant vanté aujourd’hui sur le continent, mais souvent contesté outre-Manche, se soit mis en place progressivement au cours du XVIIIe siècle grâce à l’action concertée et efficace des avocats8, ceux-ci conseillant à leurs clients de ne pas s’accuser eux-mêmes pour mieux argumenter sur le terrain du droit et contester the European Ius commune, in New-York University Law Review 65 (1990), p. 963 sq. et 990 et J.H. Langbein, The historical origins of the privilege against self-incrimination at commun law, Michigan Law Review 92 (1994), n° 5, p. 1047–1085. Les deux études ont été reprises et complétées dans un ouvrage ultérieur The Privilege against self-incrimina- tion, Its Origins and Development, Chicago–London 1997, sous les titres The Privilege and the Ius commune: The Middle Ages to the seventeenth Century et The Privilege and Common Law Criminal Procedure: The Sixteenth to the Eighteenth Centuries, auxquelles il faut joindre l’Introduction de R.H. Helmholz. 5. Y. Thomas, L’aveu, de la parole au corps (Rome, Ve siècle av. J.-C.–IVe s. apr. J.- C.), in L’aveu, Histoire (supra, n. 3), p. 31; p. 17–31 pour la République; et p. 32 sq. pour l’Empire. 6. Dans ce cas, “les textes insistent sur l’idée que l’aveu est arraché”, Y. Thomas, L’aveu (supra, n. 3), p. 30. 7. R. Helmholz, Origins of the privilege (supra, n. 4) et, du même auteur, The privilege (supra, n. 4); John H. Langbein, The historical origins (supra, n. 4), et, du même auteur, The Privilege (supra, n. 4); les autres contributions de l’ouvrage The Privilege against self-incrimination, Its Origins and Development, Chicago–London 1997, disent l’essentiel. On peut encore consulter C. Girard, Culpabilité et silence en droit comparé, Paris 1997 et John Spencer, Le procès pénal en Angleterre, in Procès pénal et droits de l’homme, Vers une conscience européenne, Paris 1992, p. 117–130. 8. Sur la base du préambule du Treason Act de 1696, le conseil est toléré dans les cas graves. Puis, l’intervention de l’avocat se généralise, ce qui permet aux accusés de con- server le silence sans que cela ne puisse leur nuire; “Without professional assistance, per- sons accused of a crime had little choice to speak for themselves”, R. Helmholz, Introduc- tion (supra, n. 4), p. 8. Cela conduit progressivement au renversement complet du système; néanmoins “until late in the eighteenth century, the fundamental safeguard for the defen- dant in common law criminal procedure was not the right to remain silent, but rather op- portunity to speak”, J.H. Langbein, The historical origins (supra, n. 4), p. 1047. L’auteur insiste aussi sur le rôle des juges qui “discouraged guilty pleas in seventeenth and eigh- teenth century criminal trials”, p. 1065. silviaanjosalves@gmail.com - June 25, 2017 - Read articles at www.DeepDyve.com 293 LES “MUETS VOLONTAIRES” [3] les preuves à charge9. Du coup, un processus cumulatif de courte durée a transformé la légitimité et la logique traditionnelles de la preuve pénale10. Le silence, qui ne constitue pas une preuve de culpabilité dans tous les cas, est devenu une arme entre les mains de la défense. Les règles et les croyances qui inspirent un procès mené selon une logique inquisitoire sont radicalement différentes. En droit romain, avec la discipline impériale, le système criminel bascule complètement: la torture envahit la procédure, lui donne son nom, et vise à arracher les aveux en désorganisant les défenses de l’accusé11. La douleur corporelle côtoie les souffrances morales les plus aiguës; tout ceci concourt à l’obtention d’aveux. En dépit de lieux communs relatifs aux dangers de la torture et au caractère incertain des aveux obtenus par violence12, la procédure inquisitoire repose sur la croyance en la vérité “ar- rachée” par les tourments (et autres pressions, notamment lors de la “détention préventive”)13. Plusieurs aspects de cette idéologie judiciaire peuvent être retenus: l’absence de distinction entre l’aveu libre et celui arraché par les tourments; l’idée selon laquelle la conscience coupable du criminel “se contraint d’elle-même à l’aveu”14 ; le fait que le suicide de l’accusé ante questionem soit parfois vu comme le signe d’une culpabilité avérée15. Plus tard, la logique du droit de l’Eglise, spécialement celui mis en œuvre par les juridictions de l’inquisition médiévale, mais aussi celle des droits con- tinentaux et du droit français, donnent à ces questions une importance par- ticulière16. Ces derniers adoptent progressivement la procédure inquisitoire, et 9. Il faut mettre en relation cette question du silence avec celle des degrés de preuve ou de certitude des droits anglais et américain, cf. B.J. uploads/S4/ astaing-les-muets-volontaires.pdf
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- Publié le Aoû 01, 2021
- Catégorie Law / Droit
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