DISPARITIONS FORCÉES ET LES INTERACTIONS DES DROITS À LA VÉRITÉ, À LA JUSTICE E

DISPARITIONS FORCÉES ET LES INTERACTIONS DES DROITS À LA VÉRITÉ, À LA JUSTICE ET À LA RÉPARATION EN ARGENTINE Emiliano Buis* INTRODUCTION Je tiens à remercier d’abord Olivier de Frouville et Emmanuel Decaux, de la part de Monica Pinto et des chercheurs et doctorants de l’UBA, pour l’organisation de ce dernier colloque du programme bilatéral de coopération ECOS-Sud-MinCyT « Aspects nouveaux de la disparition forcée en droit international », mené entre le Centre de droits de l’Homme de l’Université de Buenos Aires et le C.R.D.H. de l’Université Paris 2. Ce colloque est la suite de celui qui a eu lieu à Buenos Aires autour des interactions entre le droit à la vérité, à la justice et à la réparation. Comme Olivier l’a bien souligné, l’objectif général de notre recherche a été d’aider à la mise en œuvre des standards juridiques sur les disparitions forcées par une étude de la pratique en Amérique latine et dans la région euro-méditerranéenne. En particulier, à l’UBA nous avons essayé d’étudier les législations et les pratiques nationales d’un échantillon de pays en Amérique latine (dont l’Argentine et le Chili, que nous présentons aujourd’hui) afin de mieux identifier et comprendre les problèmes de mise en œuvre du droit international dans les contextes nationaux, identifier les bonnes pratiques et proposer des solutions adaptées aux différents contextes. Pour ce qui est du premier thème d’étude, nous cherchions à comprendre, à la lumière des pratiques nationales, quelle interaction s’établit entre les droits à la vérité, à la justice et à la réparation, trois principes de la justice transitionnelle1 mentionnés comme les piliers des principes « Joinet » sur la lutte contre l’impunité. ** Professeur à la Faculté de droit et à la Faculté de philosophie et lettres de l’Université de Buenos Aires, où il enseigne, entre autres, le droit international public, le droit international humanitaire et l’histoire du droit international. Il est le directeur de l’Observatoire de DIH et du Séminaire de recherches sur l’histoire et la théorie du droit international. Directeur adjoint du Master en relations internationales (UBA). Membre du Comité du Concours Jean-Pictet. Il fut pendant sept ans Conseiller juridique sur la non-prolifération, le désarmement et le contrôle des exportations auprès du Ministère des affaires étrangères argentin. 1 « La justicia transicional puede ser definida como la concepcion de justicia asociada con un periodo de cambio politico, caracterizado por respuestas legales que tienen el objetivo de enfrentar los crimenes cometidos por regimenes represores anteriores. » Ruti Teitel, Genealogía de la Justicia Transicional, p. 1 1 LES ENJEUX DU DOSSIER ARGENTIN Je propose ici d’étudier le dossier argentin afin de montrer des « séquences » de réalisation des droits de manière asynchrone, en essayant de montrer comment certains droits sont réalisés de manière privilégiée et une « commission vérité », généralement associée au droit à la vérité, a ouvert la voie pour la réaliser enfin du droit à la justice d’abord, et ensuite à la réparation.2 LA VÉRITÉ ET LA JUSTICE : DE LA CONADEP A LA JUSTICE FÉDÉRALE Penser l’interaction des droits dans le contexte spécifique de l'Argentine implique aussi d'avoir à l'esprit le fait que la société argentine est divisée entre un avant et un après- terrorisme d’État, qui a sévi sous la dictature militaire entre 1976 et 1983. Celle-ci s’est caractérisée par une dissémination de la terreur à travers l’ensemble du corps social, par la disparition forcée de personnes et par le vol d’enfants. La dictature a utilisé la violence d’État pour éliminer ses adversaires politiques à travers différents dispositifs disciplinaires, dont les plus emblématiques et les plus sinistres furent les centres clandestins de détention : la terreur s’y est exercée de manière systématique et cachée, hors de tout cadre légal. L'importance progressive dans l’espace public de la conscience des crimes commis sous la dictature résulte des luttes menées par les organismes de défense des droits de l’homme et du rôle joué par la justice pénale – rôle central aujourd'hui après des années de réticence de l'État à examiner et à juger les atteintes aux droits de l'homme. Afin d’examiner de manière diachronique comment la société a pu faire face aux atrocités commises, je propose de distinguer trois périodes: le début de la démocratie, les transformations des années 1990, puis la forte présence des débats relatifs à la dictature sur la scène publique depuis 2003. Depuis l'accession à la présidence de l’Argentine de Raúl Ricardo Alfonsín, élu démocratiquement en 1983 après six années de dictature militaire, d'importants développements ont eu lieu dans le domaine des droits de l’homme. En décembre 1983, la 2 Pablo de Grieff dice al respecto : « las diversas medidas adoptadas deben presentar una coherencia externa », es decir no deben concebirse y aplicarse como iniciativas aisladas e independientes, sino como parte de una misma politica integrada. Informe del Relator Especial sobre la promocion de la verdad, la justicia, la reparación y las garantías, Pablo de Greiff, p. 9 2 Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP)3 fut créée, avec pour objectif d’ « éclaircir les faits liés à la disparition de personnes qui se sont produits dans le pays ».4 La CONADEP était chargée d’enquêter sur le sort des milliers de personnes disparues sous le régime des Juntes Militaires. Elle devait recueillir des témoignages et des preuves en rapport avec ces faits et les transmettre aux tribunaux dans les cas où des délits auraient été commis. Le rapport de la Commission, qui fut publié sous le titre Nunca Más,5 ne cherchait pas à déterminer les responsabilités individuelles, mais il présentait une chronique objective des faits. Il s’agissait en premier lieu de poser les yeux sur le besoin de déterminer la vérité des évènements, de montrer et éclaircir les actes cachés pendant le terrorisme d’État. Ce rapport a toutefois servi de base de travail pour mener ce que l’on a appelé le « Procès des Juntes »6, où les membres des trois premières juntes militaires furent mis en accusation. Le Ministère public avait décidé d’instruire 709 dossiers en utilisant la théorie du juriste allemand Claus Roxin sur l’utilisation de l’appareil de pouvoir (Roxin, 2000). Les dirigeants les plus importants de la dictature furent accusés de nombreux homicides, de séquestrations et d'actes de torture. Le 9 décembre 1985, la Cour Fédérale d’Appel en matière criminelle et correctionnelle rendit sa sentence: la majorité des accusés fut condamnés7. C’était un premier pas visant à garantir un droit lié à la justice, mais le Président de l’époque, Carlos Saúl Menem, les gracia néanmoins en décembre 19908 et les condamnés furent libérés. Les sous-officiers et les officiers bénéficièrent des « Loi de Point final » et « Loi de 3 Décret 187/83 (15 décembre 1983, [251] A.D.L.A. 17). 4 Article 2. 5COMISIÓN NACIONAL SOBRE LA DESAPARICION DE PERSONAS, « Plus jamais ça », Eudeba, Buenos Aires, 1984. Sur les implications de ce rapport dans le contexte régional, voir Coonan, T., 1996. « Le rapport Nunca Más » fut publié en anglais en 1986, avec un prologue de Ronald Dworkin, professeur qui reçut le titre de Doctor Honoris Causa de l’Université de Buenos Aires en 2011. 6 Le 4 octobre 1984 la Chambre Fédérale prit la décision d’écarter le Conseil Supérieur des Forces Armées, tribunal militaire alors chargé d’instruire le procès des juntes, et de prendre en charge elle-même ce procès (procès 13/84). L’audience publique eut lieu du 22 avril au 14 août 1985. La Chambre était composée des juges Jorge Torlasco, Ricardo Gil Lavedra, León Carlos Arslanián, Jorge Valerga Araoz, Guillermo Ledesma et Andrés D’Alessio. Le ministère public qui présentait l’accusation était composé du Procureur général, Julio Strassera et du Procureur adjoint, Luis Moreno Ocampo. 7 Jorge Rafael Videla et Emilio Massera furent condamnés à la réclusion à perpétuité, Orlando Agosti à quatre ans et demi de prison, Roberto Viola reçut une peine de 17 ans de prison et Armando Lambruschini de huit ans de prison. Ils furent tous également condamnés à l’interdiction à vie d’exercer toute charge publique. De leur côté, les quatre autres accusés, Omar Graffigna, Leopoldo Galtieri, Jorge Anaya et Basilio Lami Dozo, furent acquittés. 8 Décret 1002/89. 3 l'Obéissance Due »9 qui bloquèrent toute action en justice contre les membres des forces armées. Le rôle croissant des organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme a poussé les tribunaux nationaux à chercher des alternatives à ces lois afin de pouvoir poursuivre les enquêtes sur les faits, y compris lorsqu’ils ne pouvaient mener des procédures pénales. Il en résulta les procès dits « Procès de la Vérité », dont l’objectif était de recueillir des informations sur ce qui était arrivé aux victimes de la dictature militaire. Menés en 1998 ils observaient des procédures sui generis qui se limitaient à la phase de présentation des preuves sans entraîner aucune conséquence pénale. Les tribunaux interprétèrent le « droit à la vérité » en reconnaissant le droit des familles de savoir ce qui était arrivé aux personnes disparues. Le rapport de la CONADEP en 1984 et le Procès des Juntes de 1985 ont constitué uploads/S4/ intervention-colloque-paris-disparitions-forcees-2019.pdf

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  • Publié le Oct 01, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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