-1- L’enseignement du droit administratif. Les apports du droit comparé Thomas

-1- L’enseignement du droit administratif. Les apports du droit comparé Thomas Perroud (professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas, membre du CERSA) Petros-Orestis Katsoulas (doctorant en droit public de l’Université Panthéon-Assas, membre du CERSA) * « Le droit est si spécifique et si inhérent à chaque peuple qu’il ne saurait convenir à un autre. Tout emprunt juridique fait à un autre peuple ne ferait que contredire son Volksgeist ». C’est avec ces mots que Léontin-Jean Constantinesco1 décrit la pensée de l’École de Pandectistes en Allemagne qui a posé les fondements d’une étude du droit « nationalisée », en considérant celui-ci comme le produit de l’histoire et des institutions sociales de chaque pays. La problématique de la comparaison en droit administratif doit provoquer d’emblée une méfiance. L’étude du droit administratif, sans parler de son enseignement, à la lumière du droit comparé, ne va en effet pas de soi. La culture juridique façonne chaque système normatif. C’est elle qui fournit la logique interne de chaque droit, sa spécificité irréductible, malgré les évolutions qu’il peut connaître2. La déconstruction de la théorie classique selon laquelle le droit administratif de chaque pays est le produit des traditions nationales3 ne peut être facilement entreprise. Cette branche du droit s’est principalement formée pendant la période de l’État-nation. Comme le souligne Jean Rivero, le juriste français « a longtemps été tenté de voir, dans le droit administratif de son pays, une sorte de prototype construit en fonction des impératifs de la réalité administrative, répondant à la nature des choses »4. Le droit 1 CONSTANTINESCO (L.-J.), « Les débuts du droit comparé en Allemagne » in Miscellanea W.J.Ganshof Van Des Meersch, Bruxelles, Bruylant, t. II, 1972, p. 744. 2 FOUCAULT, (M.), « La gouvernementalité »in DEFERT( D.) et EWALD (F .)(dir.) Dits et écrits, vol III (eds) Gallimard, p. 635-57. 3 CASSESE (S.), La construction du droit administratif. France et Royaume Uni, Paris, 2000, éd. Montchrestien, p. 12. 4 RIVERO (J.), « Droit administratif français et méthode comparative », Revista de la Facultad de Derecho y ciencias sociales, n° 3-4, 1975, pp. 375-380. -2- administratif est donc, dès l’origine, ancré dans une base profondément nationale. Le nationalisme juridique est en outre très fort dans les pays de droit civil. Le common law forme ainsi une culture juridique commune, dépassant les frontières nationales. Il n’est ainsi pas rare de voir un juge de common law citer un précédent d’une juridiction d’un autre État. La conviction du juge peut se former à l’aide de références externes. Tel n’est pas traditionnellement le cas dans les pays de droit civil. Le nationalisme juridique du droit administratif français était aussi sensible dans son refus d’accepter la suprématie des normes internationales. Et, de surcroît, l’acceptation du droit européen par les juristes français n’est pas encore complète. Il n’est ainsi pas rare de croiser, dans des manuels de premier plan, des formules hostiles au droit de l’Union européenne. Un autre élément doit être pris en compte pour expliquer le rapport complexe du droit administratif français avec la comparaison : c’est son statut de modèle, de « modèle par excellence », ou de « modèle-exportateur »5. L’idéalisation, par la doctrine, du droit administratif n’a certainement pas aidé à légitimer l’étude d’autres traditions juridiques. Ces facteurs pris ensemble ont contribué à délégitimer l’étude du droit comparé en droit administratif. En outre, la création d’une discipline spécifique dans les facultés de droit dans les années 50, le droit administratif comparé, a eu certainement pour effet d’accréditer l’idée que la référence aux droits étrangers dans l’étude du droit administratif français était inutile. Plusieurs arguments plaident cependant en faveur d’un changement d’attitude, pour ce que Marie-Claire Ponthoreau a appelé une « dénationalisation de l’enseignement juridique6 ». L’argument le plus important est certainement celui du bouleversement du droit positif. Les frontières nationales ne sont plus le cadre pertinent pour penser les évolutions du droit. La construction européenne, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme sont autant d’exemples d’ordres juridiques intégrés à l’ordre juridique interne. De surcroît, les questions transnationales sont de plus en plus fréquentes en droit administratif et confrontent donc le droit administratif français aux droits étrangers. La décision Gonzales Gomes7 en est un exemple, éminemment. L’étude du droit administratif français ne peut donc plus être enfermée dans un cadre national. La circulation des modèles, les legal transplants, la concurrence normative : tous ces phénomènes plaident en faveur d’une ouverture plus grande des cours de droit à la comparaison. 5 NEYRAT (A.), Le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers : les cas de la France et de l’Espagne, Le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers : les cas de la France et de l’Espagne. Thèse. Université de Bordeaux, 2016, p.40-41. 6 PONTHOREAU (M.-C.), La dénationalisation de l'enseignement juridique. Comparaison des pratiques, Institut Universitaire Varenne, Coll. Colloques & Essais, 2016. 7 Conseil d’Etat, Assemblée, 31 mai 2016, Gonzales Gomes, n° 396848. -3- Ensuite, la construction européenne impose en outre de se demander comment enseigner le droit administratif dans un cadre fédéral. Aux États-Unis par exemple, l’enseignement du droit administratif dans les Law Schools ne comprend que l’enseignement du droit administratif fédéral. Le droit administratif étatique est en général appris lors de la formation qu’assurent les cabinets d’avocats. Si l’on transposait ce système à la France, cela correspondrait pour nous à l’enseignement du droit administratif européen à l’Université en lieu et place du droit administratif français. Sans appeler nécessairement au remplacement du droit administratif français, on essayera de montrer qu’il est nécessaire de les mettre en dialogue dès la deuxième année. Enfin, le juge lui-même a acté ce changement, et ce de deux manières. D’une part, il utilise désormais largement le droit comparé. Le Conseil d’État a ainsi créé une cellule de droit comparé en son sein. Les membres de cette cellule sont chargées de réaliser des études comparées sur l’ensemble des problèmes juridiques d’importance soumis au Conseil d’État. D’autre part, la production doctrinale, l’enseignement « officiel » du droit administratif, tel qu’il est présenté dans le manuel de Bernard Stirn et Yann Aguila a pris acte du changement de notre ordre juridique puisqu’il s’agit désormais d’un manuel de Droit public français et européen8. Le manuel originel, de Guy Braibant et repris par Bernard Stirn, était intitulé « Le droit administratif français ». Autrement dit, le juge a pris acte du changement de notre ordre juridique jusque dans l’enseignement qu’il dispense. Nous sommes dans cette situation paradoxale d’un droit dénationalisé et d’un enseignement qui ne l’est pas. Autrement dit, le « nationalisme pédagogique », pour reprendre la notion qu’utilise Marie-Claire Ponthoreau9, est en retard par rapport au droit. Il faut s’interroger, à la suite de Marie-Claire Ponthoreau, Pascale Gonod10, et Jean- Pierre Marguénaud,11 sur le rôle de l’agrégation dans ce décalage. Nous souhaiterions expliquer la genèse de ce paradoxe et le mouvement de balancier qu’a connu l’enseignement du droit administratif, entre ouverture et fermeture (1). Nous souhaitons aussi montrer que l’ouverture de l’enseignement n’est pas identique en Europe (2). C’est à partir de l’étude des manuels que nous mènerons cette enquête. Nous plaiderons enfin pour l’ouverture, la dénationalisation, de l’enseignement du droit (3). 8 AGUILA (Y.), STIRN (B.), Droit public français et européen, Dalloz, Coll. Amphi, 2018. 9 PONTHOREAU (M.-C.), La dénationalisation de l’enseignement juridique, préc., p. 7. 10 GONOD (P.), “L’agrégation comme obstacle à la dénationalisation de l’enseignement du droit. Le point de vue du publiciste”, in M.-C. Ponthoreau, La dénationalisation de l’enseignement juridique, préc., pp. 37 et suiv.. P. Gonod semble plutôt réservée tant sur l’opportunité de cette dénationalisation que sur le rôle de l’agrégation. 11 MARGUENAUD (J.-P.), “L’agrégation comme obstacle à la dénationalisation de l’enseignement du droit. Le point de vue du privatiste”, in M.-C. Ponthoreau, La dénationalisation de l’enseignement juridique, préc., pp. 47 et suiv.. J.-P. Marguénaud est beaucoup plus affirmatif quant au rôle de l’agrégation dans le nationalisme juridique français. Il y voit deux causes : les modalités du déroulement du concours et l’esprit de corps qu’il génère. -4- 1. L’enseignement du droit administratif en France : histoire d’une fermeture progressive La détection de l’utilisation du droit comparé dans l’étude et l’enseignement du droit administratif français doit nécessairement être placée sur un axe historique. L’évolution de la doctrine de droit administratif est étroitement liée tant au contexte historico-social, qu’aux réflexions et aux débats qui ont lieu au sein des grandes facultés de droit. L’approche de Jean Rivero12, qui distingue trois phases, semble être un point de départ pertinent pour notre étude, malgré la relativité des contours qu’il dessine. Ainsi, la première phase de formation progressive du droit administratif moderne, accompagnée de nombreuses références externes, en particulier vis-à-vis de l’École allemande (1.1) précède une phase dans laquelle le droit administratif français semble s’autonomiser, former sa propre identité, notamment dès le début du XXe siècle, tendance qui s’accentuera après la fin de la Première Guerre mondiale. Ce cadre autoréférentiel marquera pour longtemps l’enseignement du droit administratif, qui se présente ainsi comme un droit autonome et exportateur. (1.2). Cette identité autonome, dominante dans uploads/S4/ l-x27-enseignement-du-droit-administratif-les-apports-du-droit-compare.pdf

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  • Publié le Jui 13, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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