Revue internationale de sdmiotique juridique VoI.VI no.18 [1993] L'HERMI~NEUTIQ

Revue internationale de sdmiotique juridique VoI.VI no.18 [1993] L'HERMI~NEUTIQUE JURIDIQUE ENTRE HERMI~TISME ET DOGMATISME. LE JEU DE L'INTERPRI~TATION EN DROIT par FRAN(~OIS OST Deux r~cits tout d'abord, question de baliser la route de l'her- m~neutique juridique, "entre herm~tisme et dogmatisme". Le pre- mier est rapport6 par Ch. Perelman; ayant trait fi rinterpr~tation de la Torah par les rabbins, il s'imposait de faire ~tat de cette histoire dans le cadre d'un colloque qui se tient ~ J~rusalem. Un four construit d'une certaine fa~on est-il pur ou impur? Le rabbin Eliezer soutient, contre l'opinion de tous ses coll~gues, qu'il est put. A bout d'argu- ments, il en vient ~ en appeler/~ des preuves miraculeuses. Et, de fait, un caroubier se d~place de cent coudges, un canal recule, les murs de la salle se penchent, pr~ts ~ s'~rouler. Finalement, une voix venue des Cieux se fait entendre, qui certifie que la loi est en tous points conforme fi l'opinion du rabbin Eliezer. Rien n'y fit cependant: le rabbin Josu~ rappe|a, en effet, que "la Torah ne se situe pas dans les Cieux" (Deut&onome, XXX, 12), tandis qu'un autre invoque ce passage de l'Exode (XXIII, 2): "C'est d'apr~s la majorit~ qu'on inflgchit la loi". Le jour m~:me, on brfila tousles ustensiles qu'Eliezer avait d~clar~s purs. 1 Premier r~cit, premiere thbse: les interpr~tes ont tous les droits sur le texte. Une fois ~nonc~ (descendu du ciel sur la terre), le r~cit ~chappe totalement fi son auteur, dont l'opinion- ffit-elle celle du Tr~s-Haut -- ne p~se plus d'aucun poids. Lib~r~ de ces attaches, af- franchi de la r~f6rence ~ tout sens privil6gi~, le texte flotte d~sormais dans I'espace virtuellement infini de l'interpr6tation. Que celui-ci n'oppose plus aucune r~sistance aux d~rives interpr~tatives, on s'en persuadera en notant que la r~f6rence fi Exode XXIII, 2, est entibrement fictive, litt~ralement contraire ~ son texte qui dit: "Tune suivras point la masse pour mal faire et tune d~poseras pas, dans un proc~s, pour d~vier, pour faire pencher la balance dans le sens du grand nombre". 1 Talmud, v. Baba Metzia 59 a-b, cit~ par Ch. Perelman, "L'interpr~tation juridique", in Archives de philosophie du droit XVII (1972), 34. 228 FRANCOIS OST Le second r6cit est rapport6 par U. Eco. II concerne cette fois la mani6re de culte dont la lettre d'un texte peut faire l'objet. Un esclave indien avait 6t6 charg6 par son maitre d'apporter a un de ses amis un panier de figues accompagn6 d'une lettre pr6cisant le nombre exact de fruits que contenait le panier. En chemin, l'Indien mange une par- tie de sa charge et est bien 6tonn6 de se voir accuser ~ son arriv6e. Il nie farouchement, injurie le papier et le traite de faux t6moin. Dans la suite, il fut charg6 d'une m~me mission, dans des conditions iden- tiques: il prit, cette fois, la pr6caution de cacher la lettre sous une grosse pierre, avant de toucher aux figues du panier. Accus6 plus s6rieusement que la premii~re fois, il avoua sa faute, admirant la di- vinit6 du papier et promit pour le futur la plus grande fid61it6 en toute mission. 2 Second r6cit, seconde th6se: cette fois l'6crit fait pleinement foi, confondant ceux qui voudraient (par "mauvaise foi", en quelque sorte) en contester la litt6ralit6, la signification et l'autorit6. Dans le premier r6cit, l'interpr6te avait tousles droits; dans le second, ce privil6ge revient au texte. Dans le premier cas, tousles sens, y com- pris les plus oppos6s a la lettre du texte, s'6quivalent d6s lors qu'ils sont articul6s par l'un ou l'autre et soutenus, le cas 6ch6ant, par une majorit6, dans le second, un sens canonique, unique et vrai, s'impose de fa~on irr6futable. On se doute bien que l'interpr6tation juridique, et m~me l'inter- pr6tation en g6n6ral, ne r6pond ni ~ l'un ni ~ l'autre de ces modules; la th~se d~fendue iciest qu'elle se d~ploie n6cessairement entre "'herm~tisme" (opinion selon laqueUe routes ies significations s'~lui- valent; on s'expliquera plus loin sur cette qualification) et "dogma- tisme" (opinion selon laquelle une seule signification s'impose en v6rit6). Au cours de ces derni~res d~cennies, la philosophie et les sciences sociales ont surtout bataill~ sur ce second front; dans ce combat contre le dogmatisme de l'interpr6tation, la s~miotique a jou~ un r61e consid&able et remport~ quelques grandes batailles. On a pu ~tablir la polys~mie virtuelle de tousles termes, ainsi que la "texture ouverte" du langage, y compris des langages semi-artificiels comme celui du droit; fi ces facteurs d'ind6termination s~mantique s'est ajout6e la prise en compte des multiples usages (pas n~cessairement convergents) du langage selon l'axe de la pragmatique. Dans le 2 J. Wilkins, Mercury, or the secret and swift messenger, 1641, cit~ par U. Eco, Les limites de l'interprdtation, traduit par M. Bouzaher (Paris: Grasset, 1992), 7. LE JEU DE L'INTERPRI~TATION EN DROIT 229 champ juridique, cela fair bient6t un si~cle que l'on a contest6 le "dogme de la plenitude de la loi ~crite" (G~ny), ainsi que les illusions des exegetes attaches au "sens clair" des textes. Bien que ces theses soient essentielles, nous ne les reprendrons pas ici, les supposant ~tablies et accept&~s. En revanche, il n'est sans doute pas inutile de reprendre le combat sur le premier front et de montrer, sans pour autant tomber dans l'il- lusion de l'"argument le meilleur" ou de "la bonne r~ponse", que toutes les interpretations ne sont pas &]uivalentes et que certaines ne sont pas admissibles. C'est l'enseignement de U. Eco que nous nous proposons de suivre principalement, un auteur qui, apr~s avoir beau- coup travaill~/i l'ouverture de l'interpr6tation (L'oeuvre ouverte, 1965), crut n~cessaire de consacrer, vingt-cinq ans plus tard, un ouvrage aux limites de l'interpr~tation. 3 Pour s'en tenir, dans un premier temps,/~ l'histoire de l'Indien, du panier de figues et de la lettre accusatrice, on pourra, comme on voudra, modifier le r~f~rent du message et, de mani~re g~n~rale, tous les traits qui le lient ~ un contexte d'~nonciation donn~, on n'em- p~chera pas le message de parler encore de figues-dans-un-panier. Imaginons m~me, explique Eco, que le message, plac~ dans une bouteille et jet~ ~ la mer, parvienne, soixante-dix ans plus tard, Robinson Cruso& "pas de panier, pas d'esclave, pas de figues, rien qu'une lettre. Malgr~ cela, je parie que la premiere r~action de Robinson serait: 'mais oil sont donc passd~es ces figues? '''4 On pour- rait encore multiplier les niveaux de lecture et entendre le texte sur le mode du message chiffr~, de la figure rh~torique ou de r all~gorie, on n'aurait pas pour autant le droit de dire que le message peut signifier n'importe quoi: en inf~rer par exemple qu'il signifie la mort de Napoleon en mai 1821. Et Eco d'ajouter: "tout acte de libert~ du lecteur vient apr~s et non avant l'application de cette restriction. ''s S'ouvre donc un champ d'~tude considerable en vue de rep~rer les "'limites" de l'interpr~tation: les presupposes, les acquis linguis- 3 Cf. note pr~c~dente. Voyez aussi la quatri~me de couverture de l'ouvrage : "Dire qu'un texte est potentiellement sans fin ne signifie pas que tout acre d'interpr~tation puisse avoir une fin heureuse. D'oh t'effort (...) pour r~tablir une dialectique entre les deux p61es de cette tension entre les droits du lecteur et les droits du texte en tant que tel". 4 Eco, supra n.2, 10. 5 /b/d., 12. 230 FRANCOIS OST tiques et culturels implicites, les conventions, les contraintes norma- rives, les r61es pragmatiques pr6d6finis qui, ~ la fois, rendent l'inter- pr6tation tout simplement possible et, en m~me temps, en limitent le champ (y compris au sens d'un principe d'6conomie de temps et d'6nergie n~cessaire). La premiere section de cette 6tude s'attachera/~ un relev6 critique de certaines de ces limites dans le domaine du droit. I1 ne faudrait pas croire pour autant que l'insistance sur les "limites" de l'interpr6tation juridique aurait pour but de renouer avec une conception rigide de la subordination du juge au 16gislateur, ou de reproduire on ne sait quelle nouvelle version du dogme de la canonicit6 du sens des textes. La seconde section de ce texte aura pr~cis~ment pour objet de souligner que le langage juridique tout en- tier est de nature herm6neutique, quel que soit son auteur (constituant, 16gislateur, administrateur, juge, simple particulier, ...) et quel que soit le type de norme, d'acte, ou de proposition juridique produit. Sans doute la position de ces diff6rents acteurs diffbre-t-elle, il n'en reste pas moins que chacun d'entre eux constitue un maillon dans la cha~ne qui produit et reproduit le sens juridique. La distinc- tion classique entre cr6er et appliquer le droit doit donc ~tre s~rieusement relativis~e. "Limit~e" au sens d6fini au paragraphe pr6c6dent, l'interpr~tation appara~t ici dans son "int6gralit~": pro- duire du droit, c'est n6cessairement interpr6ter le droit. Finalement, quelques consid6rations seront propos~es en guise de conclusion: elles auront pour but de proposer une conception de l'in- terpr6tation comme jeu -- le jeu 6tant ici entendu comme activit6 in- teractive caract&is~e comme "mouvement dans un cadre". La dialec- tique entre libert6 et contrainte qui s'en d~gage sera elle-m~me rap- port6e ~ la figure d'Herm/~s, le dieu de la communication ou de Fin- uploads/S4/ l-x27-hermeneutique-juridique.pdf

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  • Publié le Apv 05, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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