9 L’orchestration procédurale de l’ouverture du marché des jeux d’argent et de

9 L’orchestration procédurale de l’ouverture du marché des jeux d’argent et de hasard en France Pierre LAFFON DE MAZIÈRES 1 Major du M2 Administration et politiques publiques Panthéon-Assas 1 « Si l’affirmation peut paraître simpliste, le droit de la concurrence pré- sente un risque positif pour le faible et un risque négatif pour le fort » 2. Cette affirmation sera d’autant plus exacte lorsque le « faible » souhaite s’inviter sur un marché sur lequel il n’a légalement pas sa place. En effet, le droit de la con- currence et plus spécifiquement le droit de la régulation, peuvent constituer pour certaines entreprises un moyen de se propulser sur un marché où elles ne sont pas les bienvenues. Il s’agit donc de mettre en œuvre une stratégie juridique visant à utiliser les possibilités offertes par le droit de la régulation afin d’exister sur un marché 3. Et si Didier Danet distingue à juste titre les « procès tests » et 1. L’art. reprend un certain nombre de thèses exposées dans P. LAFFON DE MAZIÈRES, « La loi d’ouverture à la concurrence des jeux en ligne. Un nouveau terrain de la régulation » (à paraître). 2. C. ROQUILLY, « Performance juridique et avantage concurrentiel : chronique n° 1 », Petites Aff., 30 avril 2007, n° 86. 3. Sur les stratégies à l’œuvre dans un procès orchestré, voy. la contribution d’A. Masson dans le présent ouvrage. L’ORCHESTRATION PROCÉDURALE DE L’OUVERTURE DU MARCHÉ DES JEUX D’ARGENT ET DE HASARD 136 LARCIER les « procès phares » 4, l’industrie des jeux d’argent et de hasard a su utiliser les uns et les autres pour obtenir la libéralisation du marché, voyant dans le pré- toire un enjeu « existentiel ». Pour ce faire, le droit de la régulation, qui peut être défini comme « l’ensemble des techniques qui permettent d’instaurer et de maintenir un équilibre économique optimum qui serait requis par un marché qui n’est pas capable, en lui-même, de produire cet équilibre » 5 allait servir d’instrument à de nouveaux entrants pour pénétrer les marchés monopolisti- ques européens. À ce droit de la régulation, s’ajoute le droit communautaire qui a joué un rôle fondamental dans le cas nous intéressant. Le premier arrêt de principe de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) date de 1994 6. Depuis, une abondante jurisprudence nationale et européenne s’est développée. Toutefois, plus que l’analyse stricto sensu de ces jurisprudences, nous nous intéresserons aux stratégies juridiques et argumentatives des entre- prises. D’un point de vue argumentatif, les acteurs économiques ont su affirmer de façon convaincante que la jurisprudence communautaire était évolutive et changeante, ainsi que relever de prétendus revirements successifs, alors qu’en réalité la cohérence et la stabilité caractérisent la jurisprudence communautaire en matière de jeux d’argent. D’un point de vue strictement juridique, les entre- prises ont tiré profit de la primauté du droit communautaire sur le droit interne 7. Mais, nous insistons, le droit communautaire, objectivement très pru- dent sur cette question, a été largement interprété de manière partiale et univo- que, l’industrie des jeux profitant de ce droit perçu comme « un droit moderne permettant de challenger un droit national à qui l’on reproche d’entraver le libre jeu de la concurrence » 8. Enfin, d’un point de vue politique, l’instrumenta- lisation du droit européen a permis de faire pression afin qu’émerge sur l’agenda politique français, le problème des jeux d’argent. L’avis motivé de la Commission européenne au gouvernement français a accentué cette pression du droit communautaire sur le droit national. Le secteur des jeux faisait l’objet d’un cadre juridique précis, mais comme toute norme, il n’était pas figé. Selon Bertrand du Marais les quatre causes des mouvements d’ouverture à la concurrence sont : le consumérisme, le développe- ment de la concurrence internationale, l’impécuniosité des États et le progrès technologique 9. Ces causes de l’ouverture à la concurrence se retrouvent dans le 4. D. DANET, « Procès orchestrés et stratégies judiciaires : Procès tests et procès phares », dans le présent recueil. 5. B. DU MARAIS, Droit public de la régulation économique, coll. « Amphi », Paris, Presses de Sciences Po, Dalloz, 2004. 6. C.J.C.E., 24 mars 1994, Schindler, aff. C-275/92, Rec., 1994, p. I-1039 ; D., 1994, IR, p. 100. 7. C.J.C.E., 15 juillet 1964, Costa c. Enel, aff. C-6/64, Rec., 1964, p. 1141 ; Journ. dr. intern., 1965, p. 697, note R. KOVAR. 8. C. COLLARD, « Performance juridique et avantage concurrentiel. Chronique n° 2 : le cas des centres E. Leclerc », Petites Aff., 23 juillet 2007, n° 146. 9. B. DU MARAIS, Droit public de la régulation économique, coll. « Amphi », Paris, Presses de Sciences Po, Dalloz, 2004. L’orchestration procédurale de l’ouverture du marché des jeux d’argent et de hasard LARCIER 137 cas des jeux en ligne et expliquent en partie la remise en cause de ce cadre juridique : l’apparition d’Internet (le progrès technologique) alliée à une demande croissante de jeux d’argent (consumérisme) fait émerger des multina- tionales du jeu (concurrence internationale) mettant en danger le système fiscal de l’État (impécuniosité des États). Pour parvenir à mettre fin au monopole de la Française des Jeux (FDJ) et du PMU, les opérateurs économiques ont opté pour une judiciarisation de leurs revendications, et ce malgré les risques de décisions défavorables. Cette étude portera sur les stratégies déployées par ces opérateurs anciennement illégaux. Le contexte global dans lequel a eu lieu cette ouverture à la concurrence explique en partie le résultat législatif final : on évoquera l’influence de ce contexte. Mais en rester à l’analyse de cet environnement juri- dique extérieur ne suffit pas à expliquer la loi du 12 mai 2010 mettant fin aux monopoles de la FDJ et du PMU pour les jeux et paris en ligne : l’analyse par les ressources complétera l’analyse de l’environnement. Une ressource est un moyen à la disposition de l’entreprise. Cette approche par les ressources centre son étude sur la manière dont une entreprise mobilise les ressources économi- ques, techniques, financières (machines, trésorerie, expertise…) à sa disposition pour répondre aux données de son environnement 10. Profitant de ce contexte favorable, les opérateurs économiques ont procédé en deux temps. Dans un premier temps, ils ont créé ou se sont « approprié » les ressources juridiques dont ils avaient besoin. Une fois ces ressources créées, le deuxième temps de la stratégie du secteur des jeux d’argent a consisté à mobiliser ces ressources pour parvenir à enclencher une évolution de la réglementation applicable, évolution à l’occasion de laquelle ces acteurs économiques ont pu déployer des actions de lobbying. Les procès, quelles que soient les juridictions sollicitées, ont donc été l’une des composantes d’une stratégie globale de lobbying où toutes les techni- ques d’influences ont été adoptées et où toutes les ressources ont été mobilisées. S’intéressant en l’espèce aux « procès orchestrés », nous ne nous attarde- rons pas sur le lobbying législatif mais sur les « stratégies jurisprudentielles ». Les propos de cet article s’attacheront à démontrer que l’industrie des jeux d’argent et de hasard a profité de l’existence d’un environnement favorable (I). Si les données de l’environnement ne sont pas neutres pour l’entreprise, elles ne peu- vent expliquer à elles seules la performance de l’industrie des jeux d’argent con- frontée à cet environnement. Les opérateurs illégaux ont su provoquer la création de nouvelles ressources (II) pour ensuite les utiliser avec succès (III). 10. A. MASSON et H. BOUTHINON-DUMAS, « Droit et Management », RTD com., à paraître. L’ORCHESTRATION PROCÉDURALE DE L’OUVERTURE DU MARCHÉ DES JEUX D’ARGENT ET DE HASARD 138 LARCIER I. Un contexte politico-juridique favorable au changement législatif Le contexte était globalement favorable à la fin des monopoles publics (A). L’enclenchement de la remise en cause dans le domaine des jeux peut être ratta- ché à l’arrêt Rolin du Conseil d’État (B). A. Un environnement juridique incertain Dans d’autres secteurs publics que celui des jeux, les monopoles publics ont été remis en cause un à un sur le fondement du droit européen, comme étant con- traires aux libertés prévues par le traité CE. En effet, dans le cadre du dévelop- pement d’un marché commun, les libertés de prestation de services et d’établissements ont provoqué la libéralisation de nombreux secteurs monopo- listiques (aviation, téléphonie…). Le domaine des jeux semblait résister à ce mouvement. Il avait été exclu du champ d’application des directives européennes sur le commerce électronique 11 et sur les services 12. En outre, il doit être rappelé que non seulement le principe de subsidiarité 13 s’applique à ce secteur mais que le droit communautaire prévoit des dérogations à l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’UE posant la règle de la libre prestation de service et à l’article 43 garantissant la liberté d’établisse- ment 14. Quant à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), elle considère que les entraves aux libertés communautaires constituées par certains monopoles nationaux peuvent être justifiées par des « raisons impérieuses d’intérêt général » (cf. infra) 15. Or, les nécessités de protéger le consommateur contre la dépendance au jeu ou de lutter uploads/S4/ l-x27-orchestration-procedurale-de-l-x27-ouverture-du-marche-des-jeux-d-x27-argent-et-de-hasard-en-france.pdf

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  • Publié le Jui 21, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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