QUE SAIS-JE ? La philosophie du droit MICHEL TROPER Professeur émérite à l'Univ
QUE SAIS-JE ? La philosophie du droit MICHEL TROPER Professeur émérite à l'Université de Paris Ouest-Nanterre Membre de l'Institut universtiaire de France Troisième édition mise à jour 12e mille Introduction ous vivons sous l’empire du droit : dès la naissance il faut déclarer l’enfant, et le nom qu’il portera lui est attribué conformément à certaines règles. D’autres règles ordonneront qu’on l’inscrive à l’école. Quand nous achetons le moindre objet ou prenons l’autobus, c’est en application d’un contrat. Nous nous marions, nous travaillons, nous nous soignons selon le droit. Pourtant, quoique conscients de cette omniprésence du droit et capables d’appliquer ou de produire des règles, nous sommes souvent en peine de le définir. Mais pourquoi faudrait-il le définir ? La recherche d’une définition relève, comme c’est le cas pour d’autres phénomènes, d’une spéculation sur la nature ou l’essence du droit. Mais elle est aussi indispensable au travail même des juristes. On a souvent remarqué que les physiciens ne s’attardent pas à définir la physique ni les chimistes la chimie, tandis que les juristes ne peuvent se passer d’une définition du droit. Cela tient avant tout à ce que l’on ne peut pas appliquer une règle avant de l’avoir identifiée comme règle de droit. Quelle est la différence entre l’ordre du voleur et celui du percepteur ? Tous deux nous ordonnent de leur remettre de l’argent et, dans les deux cas, un refus nous expose à des conséquences désagréables. Nous disons pourtant que nous sommes obligés et contraints d’obéir au voleur, tandis que nous avons l’obligation d’obéir au commandement du percepteur. Autrement dit, nous identifions l’obligation d’obéir au percepteur comme juridique, conformément à une définition du droit. Cette définition n’a rien de philosophique. C’est le droit lui-même qui détermine les critères de ce qui est juridique et de ce qui, comme le commandement du voleur, n’est qu’une violation du droit. Il suffit donc, pour la plupart de nos besoins pratiques, de connaître ces critères, contenus dans des règles. Cependant, une telle connaissance ne nous informe en rien sur la nature du droit. Nous ne savons ni pourquoi ces critères ont été adoptés, ni si ces règles sont réellement obligatoires et, si elles le sont, pourquoi elles le sont : est-ce parce qu’elles sont justes, parce qu’elles émanent du pouvoir politique, ou parce qu’elles sont assorties de sanctions en cas d’infraction ? N Comment savoir si les règles qui définissent ce qui est juridique sont bien elles- mêmes juridiques, si elles sont du droit ou autre chose ? Cette question n’est pas elle-même juridique, mais philosophique. Le juriste ne détient en effet par profession aucun élément de réponse. La question n’intéresse d’ailleurs pas seulement la philosophie du droit, mais aussi d’autres disciplines, par exemple la philosophie morale – si elle admet qu’il est bien de se conformer au droit –, l’histoire ou l’anthropologie lorsqu’elles se demandent si une société donnée est dotée d’un système de droit. Mais, sans être juridique, cette question a aussi parfois des conséquences pour le droit lui-même. On peut illustrer cette idée à l’aide de l’exemple suivant, inspiré d’un cas réel et qui apparaît comme l’image inversée du mythe d’Antigone. Dans l’Allemagne nazie, les propos hostiles au régime étaient tenus pour criminels en vertu d’une loi, et tous ceux qui les entendaient, y compris les proches, étaient tenus de les dénoncer. Après la fin de la guerre, une femme est poursuivie, pour avoir dénoncé son mari, qui avait été arrêté, condamné à mort et exécuté. Doit-elle être condamnée ? La réponse dépend seulement de la définition du droit, et c’est en ces termes que les tribunaux ont effectivement posé le problème. On peut d’abord considérer que, quels qu’aient été les motifs de la dénonciatrice, qui ne tenaient ni à la fidélité au régime ni à la volonté de respecter la loi, mais simplement à la haine, et quel que soit le jugement moral que l’on porte sur elle, elle n’a fait que se conformer au droit en vigueur à cette époque. Elle devrait donc être acquittée. Mais on peut aussi soutenir que la loi nazie était si abominable, c’est-à-dire si contraire aux principes fondamentaux de la morale, qu’elle ne méritait pas le nom de loi et qu’elle n’était pas une loi du tout, de sorte que la dénonciatrice n’avait aucune obligation de s’y conformer et avait même l’obligation de lui désobéir. Si la loi nazie n’en était pas une, elle n’avait pu remplacer la loi antérieure qui, elle, punissait les dénonciations abusives. La femme devrait donc être condamnée. Ainsi, le juge va se prononcer dans un sens ou dans l’autre, selon sa conception de la nature du droit. Il peut appeler droit toutes les règles édictées par le pouvoir politique ou seulement celles qui ne violent pas un idéal de justice. La première définition le conduira à acquitter ; la seconde, à condamner. Or, la définition ne se trouve pas dans le droit en vigueur, mais dépend de choix philosophiques. Cependant les juristes dépendent, pour leur travail, non seulement d’une définition du droit, mais aussi de définitions des concepts fondamentaux employés dans la formulation des règles. Le contenu des règles exprime en effet les préférences politiques et morales de ceux qui les posent. Une loi qui interdit ou autorise la chasse, l’avortement ou le suicide, reflète des croyances sur les animaux, la vie ou la libre disposition de soi. Ces concepts ne sont pas immédiatement juridiques, car les animaux, la vie ou le suicide peuvent être réglés par le droit, mais existent indépendamment de lui. Certains auteurs admettent cependant qu’il existe, au-dessus des lois, un droit naturel, dont la connaissance est accessible à la raison humaine et qui contient des principes de justice gouvernant ces questions. Ce droit naturel est alors l’objet d’une philosophie du droit, qui portera sur la famille ou l’avortement. Cette philosophie du droit aura d’ailleurs une dimension normative et recommandera au législateur d’adopter les règles conformes aux principes de justice qu’elle estimera avoir dégagés. Mais même ceux qui n’admettent pas l’existence du droit naturel ne peuvent éviter la réflexion sur les concepts employés par le législateur, lorsque ces concepts concernent des institutions qui n’ont d’existence que dans et par le droit. Certains concernent la forme juridique comme la constitution ou le contrat; d’autres, le fond, comme le mariage ou la propriété. Les règles sur le contrat ou la propriété varient beaucoup d’un pays à l’autre, mais elles existent toujours. Elles traduisent des idées sur la nature du contrat ou de la propriété, que les juristes doivent connaître pour pouvoir appliquer les règles. L’affirmation de l’existence d’une règle juridique présuppose une définition générale du droit, de sa structure, des concepts juridiques, mais aussi une conception de la science qui permette de parvenir à la connaissance de cette règle ou de la validité des raisonnements qu’on lui applique. Ces présupposés sont souvent inconscients ou ils fondent seulement, la connaissance et la pratique du droit d’un seul pays, ou encore ils ne sont pas coordonnés. Il y a ainsi, nécessairement présente, une philosophie du droit, mais une philosophie du droit aussi implicite que spontanée. On parle de philosophie du droit dans un sens très large pour désigner une réflexion systématique sur la définition du droit, son rapport avec la justice, la science du droit, la structure du système ou le raisonnement juridique. Elle peut être présentée de bien des manières, et les ouvrages qui portent le titre de« philosophie du droit » n’ont en commun que d’offrir un point de vue très général sur le droit. Certains présentent les doctrines ; d’autres, les questions traitées. La première approche a l’avantage de mettre en évidence la cohérence d’une pensée sur un ensemble de problèmes, mais l’inconvénient de masquer la diversité des opinions sur un même problème. Les avantages et les inconvénients de la seconde méthode sont inverses. Cependant, comme l’ambition principale de ce petit livre est de montrer comment se déroule le débat philosophique sur le droit, c’est la seconde voie qu’on empruntera ici. Elle n’invite pourtant pas à un parcours balisé, car il n’existe aucune liste établie des problèmes à traiter, et l’on se contentera d’un aperçu de quelques-uns des plus importants. Ce sont ceux qui concernent la définition de la philosophie du droit et de son objet, la science du droit, la structure du système juridique et le raisonnement en droit. Chapitre I Qu’est-ce que la philosophie du droit ? ’usage de l’expression « philosophie du droit » s’est répandu à partir du début du xixe siècle, notamment à la suite des Principes de la philosophie du droit de Hegel (1821), mais la réflexion sur le droit est aussi ancienne que le droit lui- même. Aujourd’hui, les livres qui portent ce titre sont d’une extrême diversité non seulement quant aux points de vue doctrinaux, mais aussi quant aux contenus. Il n’existe d’accord ni sur une définition du droit, ni sur une définition de la philosophie du droit, ni sur le point de savoir si elle est une branche de la philosophie ou une partie de la science uploads/S4/ la-philosophie-du-droit.pdf
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- Publié le Oct 25, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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