Les programmes et la transposition didactique Illusion, contraintes et possible
Les programmes et la transposition didactique Illusion, contraintes et possibles par Yves Chevallard IREM d’Aix-Marseille 1. Le système d’enseignement est soumis à des lois Le système d’enseignement n’existe, en tant que système, que parce qu’il est soumis à des lois – les lois du fonctionnement didactique. Épistémologiquement, il s’agit là d’une affirmation banale. Mais, historiquement, il s’agit d’une affirmation décisive : son acceptation ou son refus déterminent un carrefour de l’évolution de nos sociétés. L’accepter change tout : elle engage à la recherche des lois qui gouvernent l’acte d’enseignement et sa gestion sociale ; elle conduit à un réalisme efficace, loin de l’utopie de la volonté nue. Je vais donner deux exemples de lois qui déterminent les possibilités du système d’enseignement tel qu’il existe actuellement 1. Le premier se rapporte à l’utopie « interdisciplinaire ». D’aucuns voudraient introduire l’interdisciplinarité dans l’école. Certes le sens exact du mot se laisse malaisément saisir, et l’on pourrait longuement en débattre. Mais, tout compte fait, de quoi s’autorise-t-on pour cela ? On répondra par exemple que, dans la vie savante, nombre de champs scientifiques supposent de la part de leurs agents – les chercheurs – des connaissances diverses et leur manipulation simultanée, ou du moins coordonnée. On répondra même que, loin de toute activité scientifique déjà, chacun de nous a des compétences multiples, qui se partagent un même « lieu » – notre main ou notre cerveau. Alors, ajoute-t-on, pourquoi n’en serait-il pas de même à l’école ? Pourquoi l’école, obstinément nous ramène-t-elle toujours à des « matières » délimitées, à un enseignement cloisonné, comme on dit ? Pourquoi, au fond, deux poids et deux mesures ? Eh bien, tout simplement parce que le cerveau ou la main d’un individu (ou plutôt le système qu’ils forment ensemble), ou bien encore une équipe de recherche, constituent des systèmes différenciés et déterminés, ayant des modes de fonctionnement autres que celui de notre système d’enseignement actuel– lequel veut des champs disciplinaires délimités pour des raisons profondes dans lesquelles je ne peux entrer ici 2. On peut bien sûr imaginer une « école interdisciplinaire », mais elle constituerait un système tout différent, soumis à des lois bien différentes de celles qui régissent notre système d’enseignement actuel. Autre chose d’en rêver, autre chose de passer du rêve à la réalité ! Non qu’on ne puisse agir : un cube de fer lâché tombe à terre, et coule dans l’eau ; on peut pourtant – ou plutôt : nous savons aujourd’hui – faire voler un avion, et flotter un bateau. Mais l’action qui méconnaît les lois de ce quelle prétend changer est une chimère. Mon second exemple nous rapprochera du thème central dont nous devons débattre : les programmes. On réforme les programmes, on y introduit de nouveaux « objets d’enseignement ». Or, bien souvent, ceux-ci se révèlent trop « gros ». Et, parce qu’il s’aperçoit que leur gestion dans 1a classe est lourde, invalidante. impossible, l’enseignant doit bien vite les apprêter, les « dégraisser », les calibrer, voire se résoudre à les écarter. Le problème didactique ainsi posé est, d’une certaine manière, bien connu. Mais, pour l’énoncer correctement, il convient de voir qu’il ne surgit pas seulement de manière anecdotique (aussi 1 Car il y a bien sûr une évolution historique du système d’enseignement, qui le fait changer en tant que système : j’y ferai allusion plus loin. 2 Voir Y. Chevallard, Le problème des problèmes « concrets », document diffusé à la IIIe école d’été de didactique des mathématiques (Orléans, 1984). 2 ne parlerai-je pas, ici, de la trop fameuse « droite affine en quatrième »), mais bien de manière systématique. Il convient de ne pas y voir seulement l’effet de quelque décision irréfléchie des rédacteurs des programmes, mais bien la conséquence régulière des lois spécifiques du fonctionnement didactique. Car, trop gros et mal calibrés, les objets d’enseignement nouvellement introduits le sont d’une manière bien particulière. Sont-ils, en effet, mal calibrés par rapport aux élèves, et à leurs « capacités » ? Nullement (y compris pour 1a droite affine en quatrième). Ou plutôt, pas exactement. Ces objets nouveaux sont mal calibrés par rapport au contrat didactique. Plus exactement encore, par rapport à notre contrat didactique actuel. Ou, plus complètement, ils sont trop « gros » pour constituer la matière d’un apprentissage qui se fasse sur le mode défini par le contrat didactique actuel. (On retrouve ici les lois du fonctionnement didactique : le contrat didactique, en effet, est la forme dans laquelle ces lois objectives se manifestent subjectivement à l’acteur du système, enseignant ou enseigné). Il a existé et il existe encore, a contrario, des systèmes d’enseignement (et des contrats didactiques) où un tel phénomène ne peut guère se produire – où un tel problème ne peut guère se poser. Ainsi, dans certaine éducation religieuse traditionnelle, le jeune enfant lit la même Bible que l’érudit, l’un apprenant à déchiffrer tandis que l’autre écrira plusieurs centaines de pages à propos d’un seul verset 3. Dans ce cadre, la Bible n’est pas un livre trop gros, un objet d’apprentissage mal calibré, même pour un jeune enfant. Et, de même façon, à l’école coranique, ce sont les mêmes sourates, qui résonneront tout au long de sa vie religieuse, qu’apprend le petit musulman. Jusqu’au Moyen Âge, comme l’a montré Philippe Ariès 4, un même enseignement mêle indistinctement le jeune adolescent qui amorce par là ses études, et l’étudiant âgé qui, ayant parcouru une fois déjà le cycle des savoirs enseignés, entreprend un nouveau parcours. (À quatorze ans, quand il arrive à Paris, nanti d’une première instruction qui comprend la grammaire, Jean de Salisbury 5 commence par suivre un cours de dialectique pendant deux ans ; puis, après une longue absence, il revient suivre ce même cours, auprès du même maître, où il retrouve nombre de ses camarades d’autrefois, toujours fidèles. Il reprend alors la grammaire, pendant trois ans. À vingt ans, il étudie à nouveau l’Organon, qu’il avait abordé à quatorze ans, en étudiant la dialectique.) Le contrat didactique définissant le mode d’étude traditionnel des œuvres sacrées a longtemps prévalu dans l’étude des savoirs profanes. Ce mode d’étude, répétitif et imprécisément tracé, nous apparaît rétrospectivement comme peu économe en temps, et peu efficace. La prise en charge des conditions de l’apprentissage y demeure faible ; le dispositif didactique dont il suppose la mise en œuvre reste sommaire. En une évolution qui a tout de même pris plusieurs siècles, nous sommes parvenus aujourd’hui à un contrat tout autre : ce qui est proposé par l’enseignant à l’élève doit pouvoir être « appris » immédiatement. Le présent ne doit pas – en principe, non bien sûr dans la réalité des apprentissages – dépendre du futur, et les contenus de savoir doivent dès lors être organisés selon une progression compatible avec cette exigence. Le contrat didactique que nous connaissons impose à l’enseignant (et aux élèves) un temps didactique tyrannique. La notion d’apprentissage, telle qu’elle est entendue par les agents du système d’enseignement, n’a pas de signification absolue : le contrat didactique en fixe le sens. Un objet d’enseignement n’est pas en soi trop « gros » ; il le devient dès lors que l’enseignant se verrait contraint de dire, parce qu’une stratégie didactique appropriée (c’est-à-dire satisfaisant aux exigences de la 3 Un seul exemple : élevé par une mère puritaine, John Ruskin – critique d’art anglais dont l’œuvre influença Marcel Proust – lisait la Bible tous les jours (il apprit à lire et à écrire vers l’âge de cinq ans). À ce rythme, il la lut entièrement une fois par an, “hard names and all”, pendant plusieurs années… 4 Voir Ariès 1973. 5 Voir Ariès 1973, p. 158. 3 gestion didactique autorisée) lui fait en ce point défaut, « Vous comprendrez cela plus tard » – ce qui lui est interdit 6. Aucune modification apportée à un programme ne peut réussir sans satisfaire aux exigences du fonctionnement didactique. 2. La représentation spontanée du fonctionnement didactique L’acteur se forme nécessairement une représentation du système où il opère. À cet égard encore, il n’y a rien là que de très banal. Opérant par exemple dans le monde physique, dans l’univers des lois de la nature, nous nous forgeons une représentation de la nature et de ses lois 7. Dans une culture donnée, une telle représentation montre une remarquable uniformité : tous la partagent, au moins à titre de représentation spontanée, préscientifique. Elle est notre premier guide dans notre commerce avec le monde 8. Trois traits la caractérisent : elle est (généralement) scientifiquement fausse ; elle est (le plus souvent) relativement fonctionnelle (elle permet d’optimiser certains aspects de notre action sur le monde) ; elle est, en certains moments critiques, productrice de « contradictions ». Notons tout de suite que de telles contradictions ne nous contraignent pas, ordinairement, à changer notre représentation : celle- ci inclut en effet, généralement, une « explication » générique applicable à un type donné de « difficulté », de sorte que les contradictions qui peuvent surgir (et qui pourraient mettre en danger notre uploads/S4/ les-programmes-et-la-transposition-didactique.pdf
Documents similaires










-
29
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 19, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
- Taille du fichier 0.1114MB