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14/1/2020 Michel Foucault et la question du droit - raison-publique.fr https://www.raison-publique.fr/article649.html 1/16 Michel Foucault et la question du droit samedi 26 octobre 2013, par Philippe Chevallier Thèmes : droit Le droit serait-il le parent pauvre des analyses de Foucault ? Le reproche est courant [1], laissant entendre que le philosophe en serait resté à une conception étatique et étroite du droit, lue principalement dans les codes napoléoniens, sans tenir compte des évolutions contemporaines qui multiplient les possibilités de recours juridique des individus, y compris contre les États. Foucault aurait oublié les vertus du jus politicum, méprisé à la fois comme trop surplombant dans la pensée politique traditionnelle et impropre à saisir le fonctionnement réel du pouvoir moderne dans ses deux formes principales : « pouvoir disciplinaire » et « biopouvoir ». Pour le philosophe français, depuis l’âge classique, la prise du politique sur les corps individuels se ferait principalement par l’intermédiaire d’une physis, comme science de la croissance des êtres, renvoyant les fictions juridiques au magasin des accessoires. Dans cette perspective, la résistance au pouvoir ne pourrait être pensée qu’en termes de rapports de forces, non en termes de droits. Jugement sévère, que semble contredire la pratique même du philosophe : n’en appelle-t-il pas constamment dans ses propres engagements de militant au droit des individus, au respect des lois contre les violences de l’État ? Paradoxe dont Foucault semble lui-même s’amuser dans son débat télévisé avec Noam Chomsky en 1971, où le souci de se démarquer des utopies politiques de ce dernier le pousse à refuser toute définition du « juste » et du « légal ». Apprenant à la fin du débat qu’il n’a plus que deux minutes de temps de parole, Foucault lance dans un éclat de rire : « Eh bien moi je dis que c’est injuste ». « Absolument, oui. » renchérit Chomsky [2]. Pour tenter d’éclairer cet apparent paradoxe, nous nous attarderons sur les cours donnés au Collège de France de 1973-1974 (Le Pouvoir psychiatrique) à 1978-1979 (Naissance du biopouvoir), en les confrontant aux textes de combat rédigés par le philosophe dans ces années-là. LE DROIT EST-IL UNE BONNE DESCRIPTION DU POUVOIR ? Quand Foucault aborde la question du droit, il le fait à travers le prisme d’une certaine philosophie politique qu’il nomme dans le cours du 14 janvier 1976 « théorie de la souveraineté » [3]. Ce n’est donc pas tant le fonctionnement concret du droit qui est visé, que ses présupposés théoriques chez des penseurs comme Hobbes ou Rousseau : là où règne un droit raisonnablement constitué par le peuple ou les volontés particulières, il y a à la fois une unité du pouvoir et des limites qui lui sont posées. Dans la conception juridique du politique développée aux xviie et xviiie siècles, en France comme en Angleterre, ces présupposés sont devenus confiance inaltérable en la loi, comme marquage suffisant du pouvoir. Il s’agit alors d’interroger la pertinence de ce modèle pour analyser les mutations du pouvoir dans les sociétés post-révolutionnaires, avec l’apparition des pouvoirs « bio » et « disciplinaire ». 14/1/2020 Michel Foucault et la question du droit - raison-publique.fr https://www.raison-publique.fr/article649.html 2/16 La « souveraineté » n’est pas entendue par Foucault comme l’exercice d’un pouvoir massif et répressif, c’est un pouvoir qui se pense d’abord sur le modèle économique de l’échange, ou encore du contrat. Il s’agit de constituer le droit de la puissance publique à partir des droits sacrés ou naturels des sujets. L’individu est originellement détenteur de droits, ontologiquement premiers par rapport à tout système juridique, qu’il va céder ou déléguer pour fonder l’action de la puissance publique qui veillera sur lui. C’est un « cycle du sujet au sujet » [4], du sujet naturel au sujet politique. L’objet des interventions de ce pouvoir souverain est d’abord la terre et les produits de la terre, par le biais de prélèvements sur les biens des individus et leurs revenus [5]. Il s’agit, à travers un édifice juridique, de codifier ces interventions de l’État en légitime/illégitime, exercice du droit/abus de pouvoir. Dans l’esprit des juristes des xviie et xviiie siècles, en réaction aux excès de la monarchie, le droit est la limite du pouvoir du souverain. Précisons plus avant ces termes de « droit » et de « loi » pour éviter les généralités. Au sein du dispositif juridique français issu de la Révolution, il est courant de distinguer : 1) Les principes supraconstitutionnels ou droits naturels. Énoncés par la Déclaration du 26 août 1789, ils fixent les « droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme ». 2) La constitution. Postérieure de fait (1791) et de droit à 1), elle est soumise à ratification par le peuple ou son équivalent. Elle a pour rôle premier de définir le rôle de la puissance publique : à la fois l’étendue de son pouvoir et sa limite. 3) Les lois. Soumises au parlement, elles sont contrôlables par 2). Quand Foucault parle de « loi » et de « droit » comme modèle repoussoir l’analyse du pouvoir, il englobe ces trois niveaux pour les penser comme un tout [6]. Ce qui explique qu’il dédaigne jusqu’en 1979 toute autre approche du droit, comme celle qui contournerait son fondement idéal pour l’ancrer d’abord dans une réalité historique concrète, faite de luttes politiques et économiques non-violentes [7]. Foucault en reste à un droit pensé comme marquage constitutionnel de l’étendue de la puissance publique, appuyée en amont sur les droits inaliénables de sujets contractants et déclinés en aval jusqu’aux différents codes juridiques. Ce sont d’ailleurs les codes napoléoniens qui sont mentionnés dans le cours du 14 janvier 1976 comme produits directs de la théorie de la souveraineté. Foucault exclut effectivement ce modèle pour analyser le pouvoir. Il le fait pour des raisons d’abord méthodologiques : le pouvoir doit être analysé dans son exercice concret où il est d’abord relation [8]. Ce n’est pas un bien que certains individus posséderaient, tandis que d’autres l’auraient cédé ou perdu. C’est une interaction entre individus, et c’est l’interaction qui va qualifier la position respective des partenaires (gouvernant/gouverné), indépendamment des rôles que leur fixe la loi. La condition de possibilité d’une relation de pouvoir est le maintien d’un bout à l’autre de cette relation d’un champ ouvert d’action, qui rend interchangeables les positions respectives et instable l’équilibre des forces en présence. La relation ne produit donc pas nécessairement de l’affrontement ou de l’oppression, elle peut également dessiner un certain gouvernement des libertés qui aménage l’espace des possibles sans lui faire violence. Cette vision souple et polymorphe du pouvoir – mise en œuvre dès les 14/1/2020 Michel Foucault et la question du droit - raison-publique.fr https://www.raison-publique.fr/article649.html 3/16 premiers cours au Collège de France – est contemporaine de nouvelles approches dans la sociologie des organisations qui délaissent le modèle pyramidal comme schéma principal d’intelligibilité, pour faire de chaque individu, quels que soient son titre et sa fonction, un acteur dans un jeu de relations [9]. Foucault exclut le modèle de la souveraineté pour des raisons ensuite historiques : la généralisation et l’étatisation au xixe siècle d’un pouvoir disciplinaire qui ne se réfléchit plus exclusivement dans la forme de la loi. Dans les leçons données au Collège de France, l’interprétation des rapports entre la loi et la discipline a cependant évolué au fil des années : en 1973, Foucault fait de l’individu discipliné la condition historique d’émergence de l’individu juridique [10]. Pour le philosophe français, les lieux d’éducation et de formation (écoles, ateliers, casernes) ont fait apparaître sur la scène politique le corps individuel, avec ses gestes, ses positions, ses déplacements, sa temporalité, comme objet à connaître et à surveiller, au nom de la science et de l’économie. Il a fallu que le pouvoir s’enquît ainsi de contrôler non plus seulement un territoire mais les « singularités somatiques » [11] qui le peuplent, pour que l’individu devienne un objet juridique, appareillé de droits nouveaux permettant de dissimuler la maîtrise originelle de sa mobilité. Le droit révolutionnaire n’aurait fait qu’inscrire dans le marbre des codes le produit d’une technique disciplinaire : l’« individu », comme résultat, à partir de l’âge classique, de la prise du pouvoir politique sur les corps. En 1976, plus sensible à l’hétérogénéité des stratégies, et abandonnant l’hypothèse d’un pouvoir essentiellement caché, Foucault insiste sur l’affrontement au grand jour, à partir du xixe siècle, de deux discours incompatibles quoique souvent complices : le discours de la discipline et le discours de la loi [12]. Cette inflexion offre à notre sens une grille d’interprétation beaucoup plus riche, comme nous allons le vérifier à travers l’exemple de la justice pénale. Relevons les deux principaux décrochages du pouvoir disciplinaire par rapport au modèle juridique précédemment exposé. 1) Son objet n’est pas les biens mais les corps des sujets, dont on va surveiller et corriger le développement, la santé, la sexualité, la productivité. 2) Ce pouvoir est constamment relayé et appuyé sur un savoir. Si les lieux disciplinaires (écoles, prison, hôpitaux) sont créés à l’initiative de la puissance publique, ils déploient des dispositifs de surveillance et de « véridiction uploads/S4/ michel-foucault-et-la-question-du-droit-phillippe-chevallier.pdf
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- Publié le Aoû 16, 2022
- Catégorie Law / Droit
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