LE « PEUPLE », PRINCIPE ET FIN DU DROIT À propos du droit national-socialiste J
LE « PEUPLE », PRINCIPE ET FIN DU DROIT À propos du droit national-socialiste Johann Chapoutot Gallimard | « Le Débat » 2014/1 n° 178 | pages 150 à 159 ISSN 0246-2346 ISBN 9782070144402 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-le-debat-2014-1-page-150.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Johann Chapoutot Le «peuple», principe et fin du droit À propos du droit national-socialiste Peuple des «poètes et des penseurs», peuple de philosophes, les Allemands sont las des abs tractions et fatigués par les universaux: au nom de l’Humanité et de la Civilisation, on leur a fait la guerre, on les a affamés pendant la Grande Guerre et l’on a démembré leur pays à Ver sailles; au nom du Citoyen et de la Justice, on a porté le fer sur le Rhin, décimé l’armée prus sienne, et soumis le pays à une longue occupa tion française, entre 1792 et 1815. Les idées abstraites, générales et généreuses sont néfastes à l’Allemagne. Sous le masque d’une fausse uni versalité, elles servent des intérêts bien particu liers, qui sont ceux des puissances de l’Ouest (Grande-Bretagne, France, États-Unis), achar nées, de la guerre de Trente Ans au plan Young, en passant par la Révolution française, à nuire à cette puissance continentale, enracinée, subs tantielle, qu’est l’Allemagne. On peut, dans l’entre-deux-guerres, lire cette vulgate sous la plume de nombreux juristes, phi losophes, journalistes et historiens allemands. La déception de Versailles, des promesses non tenues de la paix est telle que même les plus convaincus partisans de la Constitution de 1919, de la SDN et du «lent chemin vers l’Ouest 1» cultivent en ces années une prudente discrétion. Pour les völkisch, ces ethno-nationalistes qui, avant 1914, peuplaient les rangs des ligues pangermanistes et prônaient la colonisation à outrance de la Pologne, la défaite de 1918 et la «paix» de 1919 sont un tremplin inespéré: tout ce qu’ils défendaient avant guerre tend à devenir une doxa, un schème explicatif qui donne sens à tous les traumatismes que vit l’Allemagne. L’étranger est hostile, ses idées sont maléfiques et l’Allemagne, puissance centrale, ne peut et ne doit compter que sur elle-même et sur les res sources de son sang, de son sol et de sa Kultur. Ce tournant «particulariste» ou ethniciste 1. Heinrich August Winkler, Histoire de l’Allemagne. XIXe-XXe siècle. Le long chemin vers l’Occident, 2000; trad. fr., Fayard, 2005. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:06 - © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:06 - © Gallimard 151 Johann Chapoutot Le «peuple», principe et fin du droit dangereuse illusion est promue, depuis la Renais sance, par les doctrines du droit naturel ration nel, ce jusnaturalisme moderne qui prétend ériger une abstraction («l’Homme») en fonde ment des normes juridiques. À lire les jusna turalistes, l’Homme serait doté, par naissance, c’est-à-dire par nature, de droits inaliénables. Leur nombre et leur contenu peuvent varier (sûreté, propriété, etc.), mais le principe est tou jours le même: par le simple fait qu’ils sont nés, les hommes sont des sujets de droit identiques. La littérature juridique nazie ne cesse de dénoncer les chimères sur lesquelles repose cette doc trine: l’universalisme d’un «Homme» dont, depuis Joseph de Maistre, on se gausse en rap pelant qu’on le croise rarement en bas de chez soi, l’égalitarisme de droits ouverts à tous par la seule vertu de la naissance, et l’individualisme foncier d’une culture juridique qui fait de tout bipède nu un être éminemment respectable. L’idée selon laquelle la naissance fonderait une essence, et que cette essence devrait être res pectée en tout «homme» (fût-il un attardé mental ou un criminel) est, du point de vue nazi, une ineptie qui suscite l’ironie la plus insis tante 5: «Des hommes, vraiment?», demandent inlassablement les documentaires, articles et pamphlets consacrés, sous le IIIe Reich, aux hospices psychiatriques et à leurs patients. touche au premier chef les valeurs et les normes. Dans le domaine de la morale, on ne compte plus, après 1919, les publications qui encou ragent à chercher dans le sang et la substance raciale allemande la grammaire d’une pratique «gentiliste», qui, explique par exemple le grand spécialiste de l’eugénisme Fritz Lenz, défende la gens et ne vise plus une illusoire et dangereuse humanitas 2. Dans le domaine du droit, très nombreux sont les juristes à professer que l’origine et la fin des normes juridiques est le Volk, et le Volk seul. À contretemps, car, depuis le début du XXe siècle, l’Allemagne semble renoncer à tout particularisme: depuis 1900, le Reich est doté d’un BGB 3 qui, par ses principes (l’individu, l’éga lité formelle), ses dispositions principales (la propriété, le mariage…) et sa forme même (la codification), ressemble à s’y méprendre au Code civil français 4; depuis juillet 1919, par ail leurs, la Constitution de Weimar fait de l’Alle magne une République sœur des démocraties libérales de l’Ouest, évoquant, par la puissance de son Parlement et de son Président élu au suf frage universel, la France de 1848 et la IIIe Répu blique des années 1871-1877. C’est précisément ce que les juristes völkisch contestent – et le renversement de cette situa tion que les nazis érigent en programme de leur «rénovation du droit» (Erneuerung des Rechts). D’où vient le droit? Les juristes nazis s’emploient avant tout à réfuter tous les discours qui exposent la prove nance du droit en termes de fondation ration nelle ou de procession transcendante. À leurs yeux, le droit n’est pas fondé en raison. Cette 2. Fritz Lenz, Die Rasse als Wertprinzip: zur Erneuerung der Ethik, Munich, Lehmann, 1933. 3. Bürgerliches Gesetzbuch, littéralement «Code de lois civiles». 4. Jörn Eckert, «Das Bürgerliche Gesetzbuch», in Étienne François et Hagen Schulze (sous la dir. de), Deutsche Erinnerungs orte, vol. II, Munich, C.H. Beck, 2001, pp. 519-534. 5. Il y aurait toute une étude à consacrer à l’ironie comme expression de la dictature du fait dans le discours nazi, comme dans celui de toute idéologie qui se réclame d’un ordre nécessaire. Si «c’est la nature», ou si «il n’y a pas d’alternative», quiconque prétend discuter ou imaginer autre chose est sévèrement moqué. On peut être pacifiste, aime à dire Hitler, on peut aussi bien se donner la mort tout de suite. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:06 - © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 15/10/2019 10:06 - © Gallimard 152 Johann Chapoutot Le «peuple», principe et fin du droit consacré à l’Ethnologie juridique 7, Künssberg affirme que «la science du droit et l’ethnologie ont en partie le même objet 8». Répétant l’an tienne nazie selon laquelle «on ne peut distin guer, dans les temps les plus reculés, les mœurs du droit ni l’usage populaire de l’usage juri dique 9», il assigne aux juristes la tâche de retrouver «le droit qui est enraciné dans les mœurs du peuple 10». L’ethnologie juridique étudie ainsi les «coutumes juridiques vivantes» et se propose de les «rassembler» pour «codifier le droit du peuple et le défendre contre le droit écrit, figé, étranger» 11. C’est à cette unique condi tion que la science du droit pourra se targuer d’être «une étude du droit vivant 12». La rénova tion du droit exige donc de retrouver les normes les plus anciennes, les plus archaïques, les plus oubliées – et d’imiter ainsi les pionniers d’une discipline qui, au XIXe siècle, a su recueillir de la bouche même du peuple les contes et légendes qui exprimaient une sagesse ethnique et éthique millénaire. Künssberg rappelle ainsi que Jacob Grimm, compilateur des contes éponymes, a été «un modèle majeur dans les sciences juridiques comme dans l’ethnologie 13». Tels Luther, qui partit écouter la langue allemande «à la bouche même du peuple», ou uploads/S4/ principe-et-fin-du-droit-nazi.pdf
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- Publié le Jui 20, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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