c'est trop haut. Ils sont affalés sur la terre, indifférents à tout. Ils ne man
c'est trop haut. Ils sont affalés sur la terre, indifférents à tout. Ils ne mangent pas ; ils attendent on ne sait trop quoi mais on a peur de le deviner. D'autres montent les degrés lentement, comme si chacune des marches représentait un effort insurmontable. Ils le font pour- tant car ils ont encore cette lueur de lucidité qui les pousse à descendre puis à remonter trois fois par jour, parce qu'ils savent que le jour où le parcours sera devenu trop rude pour eux, leur vie, doucement, s'évanouira. C'est le dernier combat pour la survie ; celui qui se perd au fil des jours, lorsque l'homme ne s'intéressera même plus aux quelques grains de riz qu'il a laissés tomber et qu'il ramassait consciencieuse- ment la veille encore. D'ailleurs qu'importe aux plus faibles la kébat de nourriture ; l'essentiel pour eux n'est plus de manger, c'est de boire, la décoction de goyave ou l'eau de la rivière qu'ils ne prennent même plus le soin de faire bouillir. Boire pour tenter de surmonter la fièvre rongeant les carcasses usées; boire à tout prix, en oubliant la dysenterie, le paludisme, le béribéri... Il y a encore des prisonniers valides. Qui vont et viennent, descendent allégrement et remontent sans trop d'effort. Ce pourrait être encourageant, c'est en réalité déconcertant, déprimant : aucun de ceux-là n'a le moindre geste pour les autres, ceux qui se traînent et qui peinent. Ils se croisent sans se voir. Les squelettes ne regardent plus rien d'ailleurs, si ce n'est un point imaginaire, bien au-delà de l'horizon, dans un autre monde qui est déjà le leur. Les valides les ignorent, comme s'ils refusaient de s'attendrir un seul instant ; peut-être parce qu'ils ne veulent pas perdre un soupçon des forces leur restant, plus sûrement parce qu'ils refusent, par leur indifférence une évi- vous avez besoin à la bibliothèque. A la rigueur, je suis là pour vous aider. — Non, franchement non. Je ne me sortirai pas d'un sujet pareil. — C'est un ordre ! » Et le chacal Boudarel s'éloigne. Le meeting est pour le lendemain ! Il est vrai que le paludisme me travaille ; il est vrai que le sujet est hors de mes compétences, il est vrai que je n'ai pas envie d'affronter un nouveau meeting. Boudarel doit savoir tout cela ; raison de plus pour ne pas me lâcher. Je vais donc à la bibliothèque, prends quelques notes, tourne autour du sujet. Sur la scène, je ne sais toujours pas comment je vais me tirer d'affaire. J'hésite. Je fais le comique pour gagner du temps en amusant la galerie. Je sens la fièvre me gagner, les tremblements me prendre, la sueur couler sur mon front. Boudarel m'observe. Je lui dis où j'en suis, incapable d'aller plus loin. Il connaît le palu, il l'a aussi. Il lève la séance. C'est la seule fois où une crise de pernicieux m'a paru la bienvenue. Il y a longtemps que nous n'avons pas vu arriver de nouveaux au camp 113 depuis ce sous-officier de l'armée de l'air tombé dans une embuscade dans le delta. Cet après-midi, c'est donc l'effervescence sur l'esplanade : un para en tenue camouflée arrive entre deux bo-doïs qui nous sont inconnus, équipés en tenue opérationnelle. Le nouveau essaie de garder bonne allure. Il est plus âgé que nous tous, solide, le visage basané et marqué par la fatigue de la marche. Il ne paraît pas trop désemparé, tout à fait capable d'être du style « tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir ». Je remarque qu'il n'a pas de main droite, qu'il cherche maladroitement à dissimuler le moignon à la hauteur du poignet. A le voir ainsi, devant la scène, attendant la suite des événements, il donne l'impression de n'avoir accepté sa détention que sur le radeau, à la traversée de la rivière. Il regarde tout, à droite comme à gauche, repère les lieux, observe les hommes, enregistre tout ce qu'il voit. D'aussi loin qu'il découvre le nouveau taulard, Guisset hurle : « Nom de Dieu, ce n'est pas possible ! Le capitaine Tomasi ! » Guisset court vers le prisonnier. Ils s'embrassent. Nous sommes étonnés mais nous saisissons tout de suite l'estime que les deux hommes se portent, les liens fraternels qui les unissent. Deux hommes dont le respect mutuel passe au-dessus des grades. « Je ne m'attendais pas à te retrouver là ! — Moi non plus, mon capitaine ! Comment vous êtes-vous fait faire aux pattes ? — Je me le demande toujours. Mais je suis là. — Où vous ont-ils coincé ? — Dans la baie d'Along. J'allais mettre une embus- cade en place. Je les ai chatouillés trop souvent et trop longtemps. Un jour, je devais tomber sur un os. Depuis le temps qu'ils cherchaient à m'avoir, ils m'ont trouvé. » Trinh les sépare. Il parle aux deux bo-doïs, demande sûrement qui il est, pourquoi il arrive ici, comment il s'est conduit en chemin. Les deux senti- nelles rectifient la position pour un semblant de garde- à-vous devant le surveillant général et lui abandon- nent le prisonnier. Trinh fait signe au capitaine Tomasi de le suivre, l'entraîne vers une paillote qui n'est pas la nôtre. Guisset va pouvoir m'expliquer qui est ce capitaine. C'est son ancien patron, au G.C.M.A., le grand caïd du centre de commandos de Vatchai. Il m'expli- que à quel point les Niaks ont réussi un coup de maître en s'emparant de l'officier. Il me dit comment ce capitaine a toujours su rester proche de ses hommes, qu'il tutoie systématiquement. Installé dans le monde des officiers, il franchissait sans façon la barrière le séparant de la troupe ; il en avait tiré un ascendant extraordinaire sur ses hommes sachant que son juge- ment ne dépendait pas d'un galon mais des qualités du guerrier. Ses allures de chef de bande, parfaitement adaptées à la vie des commandos, lui valaient aussi d'être considéré comme un marginal par le haut commandement. Ce qui ne l'empêchait pas d'obtenir succès après succès aux dépens des Viets. A écouter Guisset, je ressentais une sorte de réconfort difficile à exprimer ; il nous arrivait un homme hors du commun qui allait nous faire du bien, nous rendre notre dignité perdue. Il allait bien tenir le rôle que nous lui avions instinctivement accordé le jour de son arrivée. Curieusement, et cela en dit long sur la personnalité du capitaine, alors qu'il conserve facilement la prati- que du tutoiement, qui n'a rien d'affecté, cela se voit rapidement, tous les détenus en contact avec lui garderont une distance respectueuse et le vouvoie- ront. Ce qui ne l'empêche pas d'offrir aux hommes cette fraternité d'égal à égal qui a été de règle dans son commando. Ayant compris d'entrée où il a échoué, Tomasi met ses trois galons dans sa poche, s'adapte à ce monde étrange où toutes les valeurs ont culbuté cul par-dessus tête. Il refuse que sa main perdue, consé- quence d'une blessure de guerre, soit une raison pour échapper aux corvées ; il veut sa part, la réclame ; il obtient seulement un rôle de fossoyeur adjoint. Nous irons lui rendre visite au cimetière où, lorsque les morts lui en laissent le temps, il dispose soigneuse- ment de petits rectangles de gazon sur les dernières tombes recouvertes. Cette main ne le hante pas vraiment. Il a simple- ment horreur qu'elle devienne alibi; mais il sait en jouer aussi. Il nous l'avoue un soir. Une de ses plaisanteries favorites, lorsqu'il était encore lieute- nant, était de dissimuler le poignet sectionné dans sa poche droite et d'oublier de saluer un colonel ou un général. Il s'amuse encore de la réaction d'un colonel en grande tenue, style « jugulaire, jugulaire » : « Dites, lieutenant, il me semble que vous avez oublié de me saluer ? » Alors Tomasi, espiègle, tend son bras droit au colonel qui ne sait plus où il en est, bafouille, s'excuse et laisse le lieutenant au bord du fou rire. Ici, Tomasi n'a qu'un regret : Boudarel ne veut pas qu'il soit dans la même paillote que Guisset. Le commissaire politique a sûrement remarqué que l'offi- cier était adopté par tout le monde, qu'il avait réussi l'impossible : se faire une place dans notre vie cham- boulée. Il ne fallait pas non plus que ces deux anciens du G.C.M.A. se retrouvent ensemble, ils sont tou- jours redoutables, ces hommes des commandos, aux yeux des Viets. Tomasi se contente donc de se joindre dès qu'il le peut à notre mafia ; il lui apporte ce sang neuf qui nous fortifie tous. Il devine aussi que Boudarel l'a à l'œil, que ses gestes sont épiés et ses paroles immédiatement rapportées. Au cimetière, il est tranquille. Les mois passent. Notre déchéance s'accentue. Il paraît difficile, pour des êtres humains, de descendre plus bas. Boudarel se fait moins insistant en apparence, bien qu'il veille toujours sur nos esprits. Il est vrai que tous les prisonniers qui devaient approuver ses thèses ou sympathiser avec uploads/S4/2.pdf
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- Publié le Apv 01, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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