Eugène Guillevic est un poète du XXe siècle, né en 1907 et mort en 1997. Après
Eugène Guillevic est un poète du XXe siècle, né en 1907 et mort en 1997. Après des études scientifiques qui l'emmènent à la direction du ministère des Finances et des Affaires économiques, il se lie durant la guerre à Paul Éluard et publie dans la presse clandestine ; il en résulte une poétique curieuse, extrêmement concise et pure, comme si le dépouillement de la science avait influencé ses lettres ; ce qui est évidemment d'autant plus visible dans ses Euclidiennes, qui associent chaque poème à une figure géométrique. Dans son Art Poétique, publié en 1989, il écrit : Le poème fait chanter le silence / Amène jusqu’à toucher / Un autre silence, / Encore plus silence. Puis : Le poème / Ne tue pas le vide / Il l'éloigne. L'idée d'une poésie ayant pour horizon le vide prédomine ; horizon non au sens où elle cherche à l'atteindre, mais au sens où elle ne cesse de le repousser plus loin. LECTURE Associer la droite et la courbe n'est pas anodin ; ces deux poèmes doivent être traités ensemble, et on peut choisir d'y voir une progression. Dans cette étrange rencontre de la poésie et des mathématiques, Guillevic exprime une esthétique tout aussi anti-platonicienne que celle de Bonnefoy – et on pourrait même dire, anti-parménidienne ; j'explorerai cette mise à distance de la métaphysique au profit d'un éloge de l'individualité et de l'imperfection. I. Une poésie mathématique : le lieu du compromis 1. Du titre aux poèmes, un vocabulaire hybride 2. L'analogie du désordre 3. Un langage épuré II. Critique de la droite pure 1. D comme Droite ; D comme Dieu 2. L'illusion de l'infini. 3. La brutalité de la droite III. Retour à l'ici 1. La droite qui se courbe 2. Prendre un sens : le double sens du sens. 3. Une poésie de l'adaptation, de l'imperfection au sens de l'identité. I. Une poésie mathématique : le lieu du compromis 1. Euclidiennes : cet adjectif pour seul titre pose la question de ce nom absent, féminin pluriel, auquel il devrait se rapporter. Le lecteur littéraire aurait tendance à proposer Poésies, puisqu'il s'agit d'un recueil ; alors que le lecteur mathématicien pensera naturellement à Géométries, puisque l'euclidienne désigne la géométrie à trois dimensions. Le fait de ne pas choisir entre ces deux noms peut dénoter la volonté de Guillevic de ne plus opposer poésies et mathématiques, mais de les réunir dans ces objets hybrides, ces poèmes associés à des figures, qui deviendraient alors les lieux d'un compromis entre lettres et sciences. De fait, le vocabulaire mathématique n'est pas absent ; mais il est toujours à double sens, ou trop lointain pour être reconnu avec certitude. « Au moins », « probablement » : faut-il discerner dans ces mots un écho mathématique ? La question ne se pose pas avec le deuxième vers de Droite, clairement à double sens : « Pas de problème », comme on parlerait du problème comme énoncé mathématique. Le poème est d'ailleurs au temps de l'énoncé : présents d'énonciation et infinitifs (CITER) qui donnent une tonalité très pure au poème, qui devient, comme les mathématiques elles-mêmes, intemporel. 2. La forme du poème est également significative. Le lecteur pourrait s'attendre à une rigueur extrême (les mathématiques ont toujours été présents dans la poésie, avec la métrique) à un sonnet par exemple, et pourtant, Guillevic écrit de façon très libre. Ses vers riment parfois, mais cela semble toujours accidentel (CITER) ; quand aux nombres de syllabes, cela donne, 4 4 8 8 6 6 8 6 6 6 6 6 : s'il y a une logique dans cette suite, elle ne saute pas aux yeux, si ce n'est que tous les nombres sont pairs. On a l'impression que le fait d'introduire du désordre dans ce qui aurait pu être un poème d'une grande rigueur est une analogie du poète introduisant sa poésie dans la rigueur des mathématiques : pas une opposition, mais un compromis qui ne peut résulter qu'en une forme hybride, ni tout à fait rigoriste, ni tout à fait désordonnée. 3. Le langage du poète, enfin, semble céder aux mathématiques le plus possible, même lorsqu'il n'en reprend pas forcément le vocabulaire, par sa simplicité lapidaire. Cette poétique épurée est caractéristique de Guillevic, mais elle est ici poussée à l'extrême. Dans Terraqué (1942) Guillevic disait : Tu vois encore de grands trous d'ombre / Des gueules ouvertes, des dents de roches / Un grand feu / Léchant le métal ; dans Du domaine (1977), on trouve ces vers, Se rappeler : / L’ombre dans l'étang / Malgré le soleil. Ce n'est donc pas une question d'évolution poétique, mais de sujet ; Guillevic n'hésite pas à utiliser des références aux choses matérielles ; mais ici, dans ces poésies qui portent sur la géométrie, pas de comparaisons ni de métaphores, d'images ni de références : que des termes abstraits : « du passé », « deux parties », « un sens », « pour d'autres ». Donc un langage qui s'efforce le plus possible de coller à l'abstraction. T. C'est avec ce langage abstrait que Guillevic explore le concept plus abstrait encore de la droite. II. Critique de la droite pure 1. droite : ce titre doit encore une fois attirer notre attention. Il peut s'agir du nom désignant la figure géométrique, bien sûr, mais aussi de l'adjectif qui, au sens figuré, signifie correct, approprié. Droit, c'est ce qui n'a pas d'imperfections ; et c'est cette perfection implacable que Guillevic semble reprocher à la droite. Au moins pour toi / Pas de problème : comme je l'ai dit, ce « pas de problème » peut se référer à la fois au problème comme difficulté à résoudre, et au problème mathématique. Quel que soit le sens, il est absent ; la droite ne pose « pas de problème », c'est-à-dire qu'elle ne soulève rien, qu'elle n'appelle rien ; elle est inerte et stérile. (D'ailleurs, dans les représentations modernes de la droite, on trouve le sismogramme ou l'encéphalogramme plats : on parle d'ailleurs de calme plat pour désigner l'inactivité ; la droite est communément perçue comme absence.) Il y a une universalité dans la droite qu'on ne retrouve dans aucune autre figure géométrique ; la droite, par définition, est infinie et rectiligne ; donc lorsque l'on y réfléchit, toute droite est parfaitement identique à une autre droite. On peut tracer deux courbes différentes, deux carrés différents, deux cercles différents, mais il est impossible de tracer deux droites différentes ; dès lors qu'elle est seule, la droite est parfaitement identique à elle-même. Tu vas sans rien apprendre et sans jamais donner : la droite va, mais l'absence de complément circonstanciel de lieu nous donne l'impression qu'elle ne va pas même nulle part ; qu'elle va au-delà de la notion d'espace. Elle est également intemporelle, puisqu'elle est infinie, donc sans début ni fin. Le renvoi à la fin des vers des verbes apprendre et donner enferme la droite dans une sorte d'impossibilité de l'échange : entre prendre et donner, il y a cette neutralité stérile du divin, qui nous rappelle l'être tel que le conçoit Parménide : si parfait, si immuable qu'il n'y a rien à en dire. La droite comme par D, comme Dieu ; elle est comme lui éternel et ineffable, et Balzac dit d'ailleurs dans Séraphîta : « la Courbe est la loi des mondes matériels, la Droite est celle des mondes spirituels ». Donc la divinisation de la droite par le poète remonte à loin. 2. Pour autant, le poète divinise-t-il vraiment la droite ? Il s'adresse à elle, la tutoie effectivement comme l'on tutoie Dieu, mais semble l'accuser de se complaire dans l'illusion de son éternité. Tu crois t'engendrer de toi-même à chaque endroit qui est de toi / Au risque d'oublier que tu as du passé probablement au même endroit. L'homophonie nous suggère ici un double sens, tu as du passé et tu as dû passer ; la droite, comme toutes les autres figures géométrique, est soumise à sa représentation graphique. Et il est impossible de tracer une droite ; même si l'on prétend qu'elle continue à l'infini hors de la feuille, on ne dessine jamais que des segments. Elle doit passer ; et elle a du passé ; puisqu'elle se veut infinie, chacun de ses points est déjà son passé, et c'est peut-être ce que suggère le poète avec tu as du passé probablement au même endroit. Lui-même demeure incertain ; il évite d'affirmer, refuse l'opinion, au contraire de la droite qui se croit éternelle, au risque d'oublier que tu as du passé, au risque d'oublier ce qu'elle doit au réel. C'est une esthétique anti-platonicienne que l'on distingue ici ; refuser les Formes au profit des formes, préférer le questionnement de l'ici et maintenant au questionnement métaphysique. 3. Qu'est-ce qui définit la droite dans le réel ? C'est ce qu'elle traverse. La droite est comme une coupure ; elle n'existe pas en dehors du papier qu'elle sépare. En géométrie, la droite n'a d'intérêt que lorsqu'elle interagit uploads/S4/ commentaire-litteraire-guillevic-euclidiennes 1 .pdf
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- Publié le Oct 10, 2021
- Catégorie Law / Droit
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