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100 RE VU E L A MY DE L A C O N C UR R EN C E • A V R I L- JU I N 2 0 11 • N ° 2 7 Droit l Économie l Régulation La rencontre entre droit et économie trouve son terrain d’élection dans l’appréhension des mécanismes de concurrence. Mais la démarche des deux sciences n’est pas identique, comme en témoigne la diffi culté de se référer unanimement au « bien du consommateur ». Pourtant la liberté d’entreprendre et de concurrencer ne peut plus constituer le seul terrain d’entente des deux matières et la collaboration nécessaire des juristes, spécialement des juges, et des économistes, s’élabore progressivement. 1830 RLC Le bien et le mal en droit économique Le droit de la concurrence devrait être le lieu de conjonction de deux idéaux jumeaux par rapport auxquels se déter- mineraient le « bien » et le « mal » : sur le plan économique, la concurrence par- faite ; sur le terrain juridique, la liberté et la responsabilité des entrepreneurs. Les économistes et les juristes devraient y trouver des moyens de se comprendre, des raisons de collaborer harmonieuse- ment et des valeurs communes. Cette assomption des deux matières serait d’autant plus nécessaire que la discipline économique et le droit ont en commun d’être normatives. Pour le droit, c’est toute sa défi nition. Quant à l’économie, elle évoque le bien-être so- cial pour désigner le surplus des consom- mateurs (ou utilité) et des producteurs (profi t), elle s’intéresse aux façons de le maximiser, cherche à repérer les condi- tions qui entravent cette maximisation, et recommande au prince des solutions qui réduisent ou éliminent ces obstacles. Pourtant, cette rencontre autour de va- leurs communes est laborieuse. Passons sur le fait que la concurrence parfaite et l’autonomie de la volonté se sont avérées des fi ctions dix-huitièmistes et que les débats idéologiques qui traversent l’éco- nomie et le droit depuis 200 ans ne per- mettent plus de présenter le libéralisme comme un impératif catégorique. Nous verrons d’ailleurs que dans la recherche du bien et du mal, la tentation est grande, mais vaine, de revenir à ces concepts. Constatons de manière plus fondamentale, qu’en principe, l’analyse économique ne se soucie pas de la répartition du surplus et ne désigne donc pas des actions malfai- santes ou bienfaisantes qui n’auraient pour effet que d’opérer un transfert de richesse d’une poche à une autre. Si, par exemple, l’économiste en accord avec le législateur soutient que le droit de la concurrence vise le bien-être du consommateur et non l’in- térêt général, c’est plus pour tenir compte du déséquilibre des forces sur le marché (nombreux consommateurs inorganisés contre des entreprises puissantes) que l’ex- pression d’un jugement de valeur accor- dant plus de poids à l’utilité qu’au profi t. S’agissant du droit les travaux de Savatier, et plus récemment l’invention du droit de la régulation, servent de point de référence. Partant du paradoxe des études écono- miques qui n’étudient pas le droit des biens alors que l’essentiel de cette discipline concerne les biens dans leur production, leur circulation, leur consommation, René Savatier montre comment les deux tech- niques ne peuvent jamais s’ignorer car si la vie économique alimente la vie du droit, parallèlement la technique juridique engendre et discipline les mouvements économiques (Savatier R., La théorie des obligations, vision juridique et économique, Paris, Dalloz, 1967, 425 p.). Pour des auteurs plus modernes, inspirés par la pensée de Mme Frison-Roche, le droit de la régulation économique se met en place, en grande partie sur les cendres de l’organisation économique construite autour de monopoles d’État en charge des services publics et dans la perspective de la mondialisation. Plusieurs défi nitions de la régulation demeurent recevables entre une conception restrictive (le droit de la régulation) et une conception attrape-tout (incluant, d’un auteur à un autre : la réglementation du com- merce, les contrats d’affaires, la protection du consommateur, celle de l’inventeur, la répression des atteintes à la concurrence, qui peuvent inclure la fraude fi scale, douanière, environnemen- tale ; Lire Brousseau E., Les marchés peuvent-ils s’autoréguler ?, in Concurrence et régulation des marchés, Cahiers français, mars-avr. 2003, n° 313, pp. 64-70 ; Régulation, in Nicolas M. et Rodrigues S. (dir.), Dictionnaire économique et juridique des services publics en Europe, Paris, ISUPE, 1998, pp. 220-223 ; Prager J.-Cl. et Villeroy de Alhau F., Dix-huit leçons sur la politique économique. À la recherche de la régulation, Le Seuil, 2003, spéc. pp. 16 et s. et pp. 527 et s. ; La régulation : monisme ou pluralisme ?,LPA 1998, n° spécial, pp. 5 et s. ; Jeammaud A., Introduction à la sémantique de la régulation juridique. Des concepts en jeu, in Les transformations de la régulation juridique, LGDJ, coll. Droit et société. Recherches et travaux, 1998, pp. 47-72, spéc. p. 53.) Nul ne penserait après ces travaux que le « bien » du commerce, de l’industrie ou de l’artisanat, sera déterminé sans erreur par les accords entre acteurs de l’économie et consacré par le seul prin- cipe de la force obligatoire des contrats ; chacun convient qu’un législateur, une administration et un juge doivent s’en mêler, introduisant le changement, voire l’aléa, qui transforment la ligne morale en route de montagne. La rencontre des deux disciplines aurait pu se produire plus récemment avec l’apparition d’un « ordre public écono- mique », traduction juridique du diri- gisme que préconisaient les économistes planifi cateurs qui gravitaient dans les cercles du pouvoir à la Libération ; ou avec la construction européenne autour d’un « ordre public de protection ». Rendez-vous manqué, là encore. On en trouve la preuve accablante dans « l’inven- tion » du consommateur. Les économistes proposent une théorie du consommateur, agent économique central au même titre que le producteur, c’est-à-dire l’entreprise. Mais en droit, la catégorie demeure in- trouvable : cité dans les Conventions de Bruxelles de 1968 et de Rome de 1980, puis par les directives sur les clauses abu- sives et sur la vente à distance, le consom- mateur fait une entrée désordonnée en droit interne, lequel se montre d’emblée Par Thierry FOSSIER Conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation et François LÉVÊQUE Professeur d’Économie Centre d’économie industrielle (Cerna) Mines ParisTech PERSPECTIVES ÉTUDE Droit l Économie l Régulation N ° 2 7 • AV R I L-JU I N 2 0 11 • R EV U E LA MY D E LA CONCU RRENCE 101 > imperméable aux explications des éco- nomistes et, quarante ans plus tard, est encore indécis. En effet, le Code de la consommation adopte tour à tour une approche catégorielle (le consommateur est la partie non professionnelle, répu- tée ignorante dans une opération éco- nomique), une approche fonctionnelle (le consommateur est celui qui accepte un contrat « protégé » entrant dans une liste légalement déterminée) ou une ap- proche « victimiste » (est nécessairement consommateur la victime d’une fraude). Le ministère de la Justice s’est réjoui de cette dispersion, qu’il considère comme une richesse (Rép.min. à QE n° 54215, JOAN Q. 19 avr. 2005, p. 4085). Mais il demeure plutôt aléatoire de défi nir juridiquement le but proclamé de la lutte proconcurrentielle que serait « la protection du consommateur ». Voilà qui ne manque pas d’interroger sur le « bien » et le « mal » en droit de la concurrence, européen et national. Intégré à l’ordre public économique, le droit de la concurrence veut protéger le consomma- teur. Les approximations de la défi nition de cette catégorie-cible ne troublent pas les tenants de cette vision programmatique. L’éclatement des comportements des consommateurs eux-mêmes ne semble pas davantage introduire le doute : leur plus ou moins grande sensibilité au prix est considérée comme une notion margi- nale, le plaisir pur des individus n’inté- resse pas le droit de la concurrence comme il intéresse le droit des personnes, de la famille ou même le droit des obligations (à travers des concepts comme celui de cause ou d’abus de droit). Réciproquement, l’intérêt des entrepre- neurs écartés des marchés, empêchés d’embaucher ou d’augmenter leur chiffre d’affaires, pillés dans leurs inventions, pourrait constituer un but supérieur par- faitement légitime, cohérent et même quantifi able ; il est pourtant subsidiaire dans les décisions des autorités indépen- dantes, n’y est pas la première mesure du « bien », moins encore la mesure des sanctions ou injonctions prononcées, et est délaissé aux tribunaux pour leur œuvre d’indemnisation de la concur- rence déloyale. Et ce n’est pas l’éco- nomiste qui pousse le juriste à cette vision mythique du consommateur et réductrice de l’entreprise : comme nous l’avons avancé au début du propos, l’économiste ne se préoccupe pas, en principe, de répartition des richesses et ne donne pas plus de poids à l’utilité des consommateurs qu’au profi t des entre- prises. Il se préoccupe aussi d’autre part, des équilibres macroscopiques pour les- quels les consommateurs ne sont qu’une catégorie d’agents parmi d’autres. Après ce mauvais départ, la législation, celle de 1986 qui fonde notre droit de la concurrence comme celle des lois uploads/S4/804-fossierleveque.pdf
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- Publié le Jui 13, 2022
- Catégorie Law / Droit
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