Mai 68 vu d’Orléans : la geste et la parole Gabriel Bergounioux Université d’Or
Mai 68 vu d’Orléans : la geste et la parole Gabriel Bergounioux Université d’Orléans, LLL gabriel.bergounioux@univ-orleans.fr Ce travail sur Mai 68 (on note « mai 68 », avec la minuscule au nom du mois, comme il est d’usage, lorsqu’il s’agit de l’époque calendaire, et « Mai 68 », avec majuscule, lorsqu’on traite du mouvement social qui se déroule durant cette période) se fonde sur les enregistrements effectués dans le cadre de l’Enquête Socio-Linguistique à Orléans (ESLO1) entre 1966 et 1971. Ils sont traités comme un document à valeur historique qui restitue la perception de la situation en France par quelques dizaines de personnes sans qualités, sollicitées par le hasard d'une entreprise pédagogique venue d'Angleterre. Après un rappel concernant le recueil des données dans la relation d’enquête, est mise en perspective la contradiction entre la façon dont leur vécu a été verbalisé, d’une façon différenciée et singulière, par les interviewés et la restitution des faits tels qu'ils les ont reformulés à partir du commentaire des médias. Appréhendée comme un laboratoire des modalités de représentation, et donc de la production langagière du réel, ESLO1 accède au statut d’observatoire du témoignage en histoire comme d'un effet du discours en interaction. 1 Dire les faits sociaux Le discours tenu par les Orléanais enregistrés à propos de Mai 68 ne sera pas confronté à ce qui est à présent établi concernant les événements afin d’en vérifier la pertinence, de confondre les enquêtés ou de mettre en évidence l’instabilité des interprétations. L’adéquation des déclarations aux discours savants qui objectivent le passé, ou seulement aux reportages contrôlés de la presse traitant des mêmes faits, n’est pas l’objet de cette étude. Les propos des témoins seront repris sans distance afin d’étudier comment, sollicités expressément, ils décrivent une période agitée où, qu’ils le veuillent ou non, ils se sont trouvés impliqués et comment, avec leurs mots, ils parlent des « choses » si l’on convient que des événements inscrits dans la mémoire collective équivalent à des choses, conformément à l’approche prônée par Durkheim dans le chapitre des « Règles relatives à l’observation des faits sociaux » : « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses [...]. » (Durkheim, 1963 : 15). On infléchira la portée de cette assertion en y appliquant la définition de P. Bourdieu : « L’objet de la science sociale est une réalité qui englobe toutes les luttes, individuelles et collectives, visant à conserver ou à transformer la réalité, et en particulier celles qui ont pour enjeu l’imposition de la définition légitime de la réalité et dont l’efficacité proprement symbolique peut contribuer à la conservation ou à la subversion de l’ordre établi » (Bourdieu, 1980 : livre I, chapitre 9). S’il n’y a aucune raison de restreindre une telle conception à des moments conflictuels avérés, l’application à une lutte qui a durablement marqué plusieurs générations est pertinente si l’on en juge par le devenir mythique de ces journées, opposant jusqu'à aujourd'hui défenseurs et détracteurs de l'héritage supposé de cette époque. Dans la perspective retenue, la langue sera conçue comme l’accès premier à la « définition légitime de la réalité ». « L’imposition » d’un certain discours, dans la concurrence des interprétations, non seulement contribuerait à conserver la réalité dans la définition dominante qui en est donnée mais la justifierait et la fonderait en dernière instance. Autrement dit, on traitera en quoi le réel social est établi par un discours qui le raisonne, que l’expression soit assumée en nom propre ou attribuée à un collectif. Après un rappel concernant les procédures de constitution des d'ESLO1, autant les questions sur Mai 68 que l’importance des « oublis » (question non posée) et les refus de réponse, on étudiera les modes de confection de l'opinion, depuis la relation d’observations directes, immanentes, données par un spectateur et parfois un acteur des événements, jusqu’à la fabrication d'une image transcendante qui se figure comme somme des points de vue et des jugements. Celle-ci reçoit de la sanction collective, partielle et Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L., Prévost S. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF 2010 978-2-7598-0534-1, Paris, 2010, Institut de Linguistique Française Sociolinguistique et écologie des langues DOI 10.1051/cmlf/2010104 CMLF2010 1859 Article disponible sur le site http://www.linguistiquefrancaise.org ou http://dx.doi.org/10.1051/cmlf/2010104 révocable mais validée par les autorités instituées, sa légitimité à dire ce qui est (socialement) et, se prévalant d'une objectivité qui n'est que l'oubli des conditions de sa réalisation, s'identifie à la réalité, autrement dit à la vérité. La représentation collective, loin de la rationalisation opérée a posteriori par les historiens et les politiques, apparaît nuancée, incertaine, dubitative. L’enchaînement des motifs ne parvient à inscrire dans les termes d’une logique sociale ni l’expérience vécue, ni l’empirie des interactions. Il y a au contraire un ajustement des scénarios, une adaptation (dans les différentes acceptions du terme) à des formats élaborés sans continuité avec ce qu’aurait pu déduire tout un chacun de sa participation pour aboutir à la communication d'une opinion « personnelle » qui concilie le « calme » orléanais et les scènes d'émeute à Paris. Les jugements, et pas seulement la narration des incidents, semblent puisés dans le discours circulant des médias où les déclarations des personnes interviewées semblent trouver une confirmation, c’est-à-dire l'expression la plus adaptée à une vision globale du monde social. Ce renfort du journalisme paraissait d’autant plus nécessaire que la contestation radicale dont l’ordre établi était l’objet tendait à le relativiser, à en faire un monde possible, ni plus ni moins arbitraire que d’autres, révolutionnaires dans l’acception première du terme, qui, par leur mise en concurrence critique, conflictuelle, certifiaient qu'à l’état de chose pouvait en être substitué un autre qui n’avait pas moins de valeur potentiellement. On se réfère, disant cela, aux analyses développées dans P. Bourdieu et L. Boltanski (2008, première édition en 1976) et en particulier au retour que L. Boltanski a opéré sur cet article en 2008. Pour l'illustrer d’un exemple, la désignation de Mai 68 par le terme volontairement neutre, non conflictuel, d’« événements » constitue à soi seul un indice, ou un symptôme, de l’embarras des acteurs pour dénommer ce qu’ils ont connu, suspendant les partis pris, engouements ou condamnations, pour ne garder que le constat qu’il y a bien eu quelque chose de spécial, faisant d’un mois et d’une année ordinaires un moment historique, un nom propre qui appelle la majuscule. Un premier terme en concurrence, le « mouvement de Mai 68 », a été progressivement refoulé, a fortiori des expressions plus passionnelles attestées par le corpus. 2 L’Enquête Socio-Linguistique à Orléans (1966-1973) Les enregistrements constituant l’Enquête Socio-Linguistique à Orléans (ESLO1) ont été recueillis entre 1968 et 1970 par une équipe d’universitaires britanniques dans une perspective didactique : l’enseignement du français langue étrangère dans les établissements d’éducation au Royaume-Uni. Ce sont environ trois cents cinquante heures d’enregistrement, centrées sur cent quarante-quatre interviews dûment référencées (caractérisation sociologique des témoins, identification de l’enquêteur, date et lieu de passation de l’entretien) qui en représentent approximativement la moitié, le reste étant constitué de conversations téléphoniques, de réunions publiques, de transactions commerciales, de repas de famille, d’entretiens médico-pédagogiques, etc. Chaque enregistrement a reçu un numéro d’ordre où le chiffre des centaines indique le genre, les dizaines et les unités servant au décompte : pour les centaines, 0 et 1 correspondent aux interviews numérotées de 001 à 156. Ces interviews couvrent l’ensemble des catégories socio-professionnelles, hommes et femmes, avec plusieurs locuteurs originaires de différentes régions. L’objectif n’était pas de déterminer une forme neutre du français parlé dans une ville sans accent dialectal marqué mais de restituer une diversité d’usages, comme l’indique le titre du manuel édité en Angleterre à partir de quelques extraits des enregistrements : Les Orléanais ont la parole (Biggs & Dalwood, 1976). C’est un échantillon des types de communication, des tâches linguistiques, des genres de discours selon une approche dialogique qui privilégie l’enquête, pour le contenu, et les échanges observés en situation, pour la parole circulante. Le panel des interviews a été constitué à la demande des promoteurs à partir des bases de l’INSEE dont les services ont extrait de façon aléatoire une liste de personnes correspondant aux paramètres sociologiques requis, sans consultation préalable des intéressés, d’où l’importance des refus de réponse, en particulier dans les classes populaires. Néanmoins, ce corpus représente, par son ampleur, sa rigueur et sa cohérence, le plus important témoignage disponible sur le français parlé avant 1980 (le corpus contient quatre millions cinq cents mille mots). Si les fins de sa constitution étaient prioritairement linguistiques, ESLO Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L., Prévost S. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF 2010 978-2-7598-0534-1, Paris, 2010, Institut de Linguistique Française Sociolinguistique et écologie des langues DOI 10.1051/cmlf/2010104 CMLF2010 1860 constitue, dans les limites qu’on a mentionnées, un témoignage unique sur les représentations collectives des habitants de la cité ligérienne à cette époque. Il convient de mentionner la dimension militante d’une recherche effectuée dans un contexte marqué par la contestation des pouvoirs uploads/S4/cmlf2010-000104.pdf
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- Publié le Aoû 28, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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