1/2009 1 La ville et la justice spatiale Edward W. Soja Traducteurs : Sophie Di
1/2009 1 La ville et la justice spatiale Edward W. Soja Traducteurs : Sophie Didier, Frédéric Dufaux L’expression « justice spatiale » ne s’est diffusée que très récemment et, encore aujourd’hui, géographes et aménageurs ont tendance à éviter l’usage explicite de l’adjectif « spatial » lorsqu’ils analysent la quête de nos sociétés contemporaines pour plus de justice et de démocratie. Soit la spatialité de la justice est ignorée dans ces travaux, soit elle est fondue (et souvent vidée de sa substance) dans des concepts apparentés tels que justice territoriale, justice environnementale, urbanisation de l’injustice, réduction des inégalités régionales, voire plus largement encore dans la quête générique d’une ville juste et d’une société juste. Toutes ces variations sur un même thème sont importantes et font sens, mais elles ont souvent tendance à détourner notre attention de ce qu’une formulation spécifiquement spatiale de la justice peut apporter, et, plus important encore, elles nous privent des nouvelles et nombreuses ouvertures qu’une telle démarche offre à un activisme social et politique qui s’appuierait sur la notion. Les bénéfices ne se comptent donc pas seulement en termes d’apport théorique mais aussi en termes pratiques1. L’objectif de cette brève présentation est d’expliquer pourquoi il est crucial d’un double point de vue théorique et pratique de mettre l’accent sur cette dimension spatiale de la justice, pas seulement dans la ville mais à toutes les échelles, du local au global. J’organiserai ma démonstration autour d’une série de propositions, en commençant par un examen de l’émergence - depuis cinq ans - de l’expression « justice spatiale », littéralement de nulle part, et des raisons pour lesquelles cette expression va probablement continuer d’être l’expression favorite dans le futur. Pourquoi cette expression de ‘justice spatiale’, et pourquoi l’employer maintenant ? 1. Quel que soit le champ dans lequel on opère, la réflexion ne peut que directement bénéficier d’une perspective critique ancrée dans l’analyse de l’espace. Ce postulat a guidé la presque totalité de mon travail d’écriture depuis quarante ans et constitue la première phrase de l’ouvrage que j’écris actuellement, qui s’intitule À la recherche de la justice spatiale (Seeking Spatial Justice). 2. Penser spatialement la justice ne permet pas seulement d’enrichir nos perspectives théoriques, cela permet d’avancer en pratique sur des voies permettant une meilleure efficacité dans notre recherche de plus de justice et de démocratie. A l’inverse, si nous nous refusons à spatialiser explicitement notre réflexion, ces voies ne nous seront pas accessibles. 1 D’après une présentation faite lors du colloque Justice et injustice spatiales, Université de Paris Ouest Nanterre, 12, 13 et 14 mars 2008. 1/2009 2 3. Après un siècle et demi d’historicisme social, l’idée qu’il faut penser spatial s’est depuis dix ans diffusée de manière extraordinaire dans presque toutes les disciplines. Jamais jusqu’à présent une perspective critique spatialisée n’avait été à ce point reconnue et appliquée de manière aussi variée, de l’archéologie et la poésie aux études religieuses, en passant par la critique littéraire, le droit ou la comptabilité. 4. Ce « tournant spatial », s’il faut l’appeler ainsi, est l’explication première de la popularité récente du concept de justice spatiale ainsi que de la spatialisation de nos théories sur la justice et les Droits de l’Homme, ce que l’on peut vérifier d’ailleurs avec le regain de popularité de la notion du droit à la ville développée par Lefebvre (qui trouve toute son actualité ici à Nanterre). Ne serait-ce qu’il y a cinq ans, le concept de justice spatiale n’aurait pas été aussi facilement compréhensible. Aujourd’hui, il intéresse une audience bien plus large que les disciplines par tradition consacrées à l’analyse de l’espace que sont la géographie, l’architecture et l’urbanisme. 5. La réflexion sur l’espace a changé en parallèle ces dernières années. L’espace n’est plus considéré comme un simple réceptacle, comme la scène sur laquelle l’activité des hommes se déploierait, voire comme une simple dimension physique, mais comme une force active qui façonne notre expérience de la vie. On réfléchit désormais par exemple de manière plus approfondie à la causalité spatiale urbaine afin de mieux mesurer l’influence des métropoles sur notre comportement au quotidien mais aussi sur un ensemble de processus : l’innovation technologique, la créativité artistique, le développement économique, le changement social mais aussi la dégradation de l’environnement, la polarisation sociale, l’accroissement des inégalités de revenus, la politique internationale et, plus spécifiquement, la production de justice et d’injustice. 6. La réflexion spatiale critique contemporaine est fondée sur trois principes : a) celui de la spatialité ontologique des êtres humains (nous sommes tous des êtres spatialement tout autant que socialement et historiquement situés). b) celui de la production sociale de la spatialité (l’espace est produit socialement et peut du coup être transformé socialement). c) celui de la dialectique socio-spatiale (le spatial est socialement produit et donc la réciproque est aussi vraie) 7. Si nous nous intéressons un peu sérieusement à cette dernière dimension dialectique, il nous faudra bien reconnaître que les géographies que nous vivons au quotidien ont des impacts positifs et négatifs sur presque toutes nos actions. Foucault l’avait saisi en montrant la double dimension libératrice autant qu’oppressive de l’articulation espace/connaissance/pouvoir. S’inspirant de Foucault, Edward Saïd a pu ainsi écrire : « De même qu’aucun de nous ne peut échapper à la géographie, aucun de nous ne peut s’abstenir de lutter contre la géographie. Cette lutte est complexe et intéressante car elle n’engage pas 1/2009 3 seulement des soldats et des canons mais aussi des idées, des formes, des images et des imaginaires. »2 8. Toutes ces idées mettent en évidence la causalité spatiale au cœur de la justice et de l’injustice, mais aussi le fait que la justice et l’injustice elles-mêmes sont inscrites dans la spatialité et en sont indissociables, dans les géographies multi-scalaires dans lesquelles nous vivons, depuis l’espace de notre propre corps, en passant par l’espace domestique, l’espace des villes, des régions, de l’État- Nation, jusqu’à l’espace global. 9. Jusqu’à ce que ces idées soient largement comprises et qu’elles aillent de soi, il faut insister pour faire de la spatialité de la justice une réalité scientifique aussi explicite et lourde de conséquences que possible. La redéfinir autrement serait manquer le point essentiel et perdre le champ des possibles qu’une telle réflexion peut ouvrir. À propos du concept de Justice/injustice spatiale 1. Au sens le plus élargi, le terme de justice (ou d’injustice) spatiale met intentionnellement l’emphase sur les aspects spatiaux ou géographiques de la justice et de l’injustice. Pour commencer, cela signifie prendre en considération tout ce qui touche à la distribution équitable et juste dans l’espace des ressources socialement valorisées et des possibilités de les exploiter. 2. La justice spatiale en tant que telle ne se substitue pas ou n’est pas une alternative à la justice sociale, économique ou autre, mais consiste plutôt en une manière d’examiner la justice en adoptant une perspective spatiale critique. En adoptant ce point de vue, on trouve toujours une dimension spatiale à la justice qui s’avère pertinente, et en même temps, toutes les géographies portent en elles une expression de la justice et de l’injustice. 3. La justice (ou l’injustice) spatiale peut être comprise à la fois comme une conséquence et comme un processus, en tant que géographies ou schémas de répartitions qui sont en eux-mêmes justes ou injustes, et en tant que processus qui produisent ces résultats. S’il est relativement facile de trouver des exemples d’injustice spatiale, il est beaucoup plus difficile d’identifier et de comprendre les causes sous-jacentes qui produisent les géographies de l’injustice. 4. Les discriminations liées aux localisations (discriminations localisationnelles), résultat du traitement inégal fait à certaines catégories de population en raison de leur localisation géographique, s’avèrent fondamentales dans la production d’injustice spatiale et dans la création de structures spatiales pérennes, fondées sur privilèges et avantages. Les trois forces les plus connues qui agissent pour produire de la discrimination localisationnelle et spatiale sont la classe sociale, la race et le genre, mais leurs effets ne doivent pas être réduits à la seule ségrégation. 2 “Just as none of us are beyond geography, none of us is completely free from the struggle over geography. That struggle is complex and interesting because it is not only about soldiers and cannons but also about ideas, about forms, about images and imaginings.” in E. Saïd (1994), Culture and imperialism, Londres, Vintage, p. 7, traduit par nous (note des traducteurs). 1/2009 4 5. L’organisation politique de l’espace est une source puissante d’injustice spatiale, avec par exemple les charcutages électoraux (le « gerrymandering »), les restrictions des investissements municipaux, les processus d’exclusion engendrés par la procédure de zoning ou encore l’apartheid territorial, la ségrégation résidentielle institutionnalisée, l’empreinte des géographies coloniales et/ou militaires au service du contrôle social, et la création à toutes les échelles d’autres structures spatiales du privilège organisées selon le modèle centre-périphérie. 6. Le fonctionnement normal d’un système urbain, les activités de tous les jours qui procèdent du fonctionnement de la ville, sont une source privilégiée d’inégalité et d’injustice dans la mesure où l’accumulation dans le cadre de l’économie capitaliste de décisions liées directement aux localisations uploads/S4/edward-soja-la-ville-et-la-justice-spatiale-pdf.pdf
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- Publié le Mai 15, 2022
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