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1 Cruauté : quand la sensibilité fait le droit Les droits de l’homme-machine Jacques Amar Maître de conférences en droit privé HDR, Université Paris-Dauphine Docteur en sociologie Si les gens sont si méchants, c'est peut-être seulement parce qu'ils souffrent, mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs. L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, ed. Folio, p. 74° La cruauté pose problème. Comme dirait le poète, « Quant à la torture, elle est née de la partie infâme du cœur de l’homme, assoiffé de voluptés. Cruauté et volupté, sensations identiques, comme l’extrême chaud et l’extrême froid1 ». Le médecin Georg Groddeck est encore plus radical : « la cruauté est inéluctablement liée à l’amour et le sang rouge est le charme le plus puissant de l’amour rouge ». Nul n’est cruel envers soi-même ; torturer est un verbe transitif dont le sens premier selon le Larousse est d’infliger la torture, soit la recherche par celui qui use de cette pratique de la vue du sang de l’être animé qu’il soumet un mauvais traitement. Cruor, origine étymologique du mot cruauté qui signifie le sang répandu, distinct en cela du sang versé dans un but noble auquel renvoie le vocable sanguis. Tout ne serait donc que question de degré et non de nature quant à notre relation au monde. La vue du sang qui coule produit le même effet sensible mais n’a pas pour origine la même cause. Sang, souffrance et domination forment un triptyque pour comprendre et représenter la cruauté. La relation de domination est l’une des causes, si ce n’est la cause qui justifie de distinguer des comportements cruels d’autres qui seront acceptables. 1 C. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, n°XII, 1857, disponible en ligne. 2 Inhérente à notre relation au monde, la cruauté est intimement liée à la manière dont nous nous comportons avec des humains ou des animaux. Comportement ambivalent puisque réversible, la souffrance de l’un pouvant stimuler le plaisir de l’autre. Qualifier un comportement de cruel revient alors à le dénoncer aux yeux des autres pour mieux pouvoir obtenir sa condamnation. Un individu n’est cruel qu’autant que son comportement est exposé aux yeux du monde. Réfléchir sur la cruauté n’est ici pas dissociable d’une réflexion sur notre manière de juger et par extension sur la règle de droit, c’est-à-dire sur la formalisation sociale de cette faculté. Là encore, le poète nous éclaire mieux que quiconque : « Qui l’aurait dit ! Lorsqu’il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l’aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne l’en eût chaque fois empêché.2 ». Tendance naturelle de l’homme que la société réprime par ses châtiments. Le triptyque de la représentation de la cruauté génère ses normes de répression dont la définition dépend de notre capacité à accepter ou à refuser ce que nous voyons. Pour cette raison, la perception de la cruauté n’est rien d’autre que le reflet de l’évolution des sociétés à prendre plaisir à regarder ou à infliger de la souffrance à un être animé. Il n’y a aucune cruauté à détruire violemment un objet, seulement l’expression d’un sentiment de rage et la jouissance qui pourrait en résulter permettrait d’identifier en l’auteur de l’acte tout au plus un imbécile et non un individu cruel. Le stade suprême de la société déshumanisée, c’est quand l’imbécilité supplante la cruauté. L’imbécile, à la différence de la personne cruelle, ne dispose pas forcément de la capacité juridique au fondement de laquelle se trouve le consentement et par là même la faculté d’accepter. Vouloir esquisser les figures de la cruauté, la manière dont celle-ci se manifeste revient pour cette raison à questionner la logique des normes juridiques qui sous-tend notre société. Au titre de ces normes, les différentes déclarations de droits, enfants, animaux ou hommes jouent un rôle cardinal en raison de leur portée symbolique ou de la place qu’elles occupent dans la hiérarchie des normes, c’est-à-dire le fait que la validité des autres normes est subordonnée au respect des droits reconnus par ces textes. Si des droits sont déclarés, c’est en effet pour créer une rupture avec les textes antérieurs et dénoncer des situations qui contredisent les exigences morales d’une société au moment où ces déclarations sont adoptées. Ces textes et le rôle qu’ils jouent dans le discours contemporain peuvent donc être analysés comme des révélateurs de la conception de la cruauté propre à notre société. C’est pourquoi, après avoir rappelé le contexte dans lequel s’insèrent les textes qui utilisent le terme cruauté, nous confronterons les différentes déclarations précitées aux comportements cruels pour préciser la conception de l’homme qu’elles présupposent. 2 Lautreamont, Les chants de Maldoror, Chant premier, 1869, disponible en ligne. 3 La cruauté, ce que disent les textes La cruauté pose la question des limites et de la manière dont la règle de droit prend en compte la répulsion d’une société à l’encontre de certains comportements. Seront ici recensés les textes qui utilisent les termes cruauté ou cruel pour justifier la répression de ces comportements. Nous serons ainsi amenés de cette façon à distinguer la cruauté de la barbarie. En vertu de l’article 521-1 du Code pénal, « le fait, publiquement ou non, d'exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende ». Cohérence de la matière pénale, l’article 2-13 du Code de procédure pénale utilise également le terme cruauté pour identifier les associations autorisées à se constituer partie civile pour faciliter la poursuite des personnes qui infligent des mauvais traitements aux animaux. Un article du Code général des impôts emploie le terme cruauté à propos des associations de protection de l’enfance chargées de lutter contre les « actes de cruauté et attentats envers les enfants » (art. 1067 du C.G.I.). Il est néanmoins isolé. Autrement dit, est cruel l’acte dirigé contre un être vivant qui a pour caractéristique d’être en position de faiblesse, de ne pas pouvoir se défendre. La cruauté se distingue ici de la barbarie, ce terme étant privilégié pour accroître la répression des comportements dirigés cette fois contre des individus, adultes ou enfants, à condition qu’ils soient vivants au moment des faits (art. 222-1 du Code pénal). Il n’y a ni barbarie ni cruauté à faire couler le sang d’un cadavre pour la simple raison qu’il n’y a pas de souffrance dans cette hypothèse. L’appréciation de la barbarie dépend de l’intensité de la souffrance – la souffrance infligée est telle qu’il n’est pas concevable que la victime ait pu y consentir. La barbarie est en somme toujours à visage humain tant pour son auteur que pour celui qui la subit ; la cruauté est le visage de l’homme face à l’animal. Les deux facettes sont liées en matière de répression : le juge peut prononcer au titre des peines complémentaires à l’encontre de la personne coupable de barbarie la confiscation de l’animal qui a été utilisé pour commettre l’infraction (art. 222-44 du Code pénal). 4 En droit international,- effet induit des traductions ?- le terme cruel prime en revanche sur celui de barbare. L’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipulent que « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». A également été adoptée une Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (10 décembre 1984) au sein de laquelle sont distingués torture et traitement cruel : la torture est un procédé pour obtenir des informations ou un mode de punition ; le traitement cruel consiste en la soumission à des pratiques répréhensibles indépendamment de toute finalité – pour le plaisir de celui qui les met en œuvre, pourrait-on dire. Cette distinction dispose aujourd’hui de la portée suivante : dans les principes de justice transitionnelle mis en place afin de faciliter la réconciliation nationale lorsqu’un pays a été ravagé par la guerre civile, les personnes ayant commis des actes de torture ne sont pas traitées de la manière que celles ayant fait preuve de cruauté. A l’instar de ce qui a pu être établi en Afrique du Sud après l’apartheid, les premières peuvent être incluses dans les procédures de justice dites rétributives alors que les secondes en sont exclues. Autrement dit, la torture s’inscrit dans un cadre légal, ce qui est supposé atténuer l’antagonisme entre coupable et victime une fois la cause légale justificative disparue ; le traitement cruel n’est rien d’autre que l’expression d’une dangerosité de la personne qui doit être réprimée indépendamment du changement des circonstances politiques. La loi peut justifier la commission d’actes cruels ; l’individu ne peut s’octroyer ce droit et échapper à la répression. uploads/S4/ cruaute-ses-manifestations 1 .pdf

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  • Publié le Jan 06, 2023
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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