LE DROIT ADMINISTRATIF ENTRE SCIENCE ADMINISTRATIVE ET DROIT CONSTITUTIONNEL PA
LE DROIT ADMINISTRATIF ENTRE SCIENCE ADMINISTRATIVE ET DROIT CONSTITUTIONNEL PAR Jacques CHEVALLIER Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris 2) Directeur du C. U.R.A.P.P. Traiter des mutations du droit administratif n'est simple qu'en apparence; encore faut-il savoir ce qu'on entend par "droit administratif'. En tant que branche du droit, le droit administratif se présente comme un corps de règles dotées d'une spécificité au moins relative au sein de l'ordre juridique: selon que cette spécificité sera rapportée, soit à l'objet auquel elles s'appliquent (l'administration), soit à leur contenu intrinsèque (contenu exorbitant du droit commun), on sera confronté à une définition large ou étroite; et le dia- gnostic qu'on sera amené à porter sur l'évolution en cours sera dans les deux cas fort différent. Mais le droit administratif peut aussi être envisagé, d'un point de vue sociologique, comme un champ de production juridique spécialisé, caractérisé par une certaine cohésion et disposant d'une autonomie au moins relative; l'existence d'un droit administratif est indissociable de la création d'un juge spécial, le juge administratif, qui a contribué à forger des règles particulières ; et l'intervention de professionnels chargés de l'interpré- tation et de la diffusion des solutions jurisprudentielles a contribué à transfor- mer le droit administratif en une oeuvre systématique et cohérente. Dans cette seconde perspective, l'analyse des mutations du droit administratif consiste à s'interroger sur le déplacement des positions des professionnels de ce champ dans la hiérarchie des producteurs de savoirs juridiques. Ces deux facettes du problème sont en fait indissolublement liées, si l'on admet que l'autonomisa- tion d'une branche du droit n'est jamais l'expression d'une nécessité objective et d'une logique purement interne au droit: produit d'un certain état des pra- 12 LE DROIT ADMINISTRATIF EN MUTATION tiques et des représentations sociales qu'elle concourt à objectiver!, en la tra- duisant dans le langage du droit, elle est aussi le reflet des stratégies corpora- tives déployées par les professionnels concernés pour asseoir leur autorité dans le champ juridique et social ; les équilibres réalisés étant par essence instables et variant en fonction de multiples paramètres, on assistera à la réévaluation incessante des découpages disciplinaires et des positions respec- tives occupées par les spécialistes des différentes branches du droit. La place du "droit administratif", entendu ainsi à la fois comme corps de règles et corps de professionnels, dépend d'une double détermination: d'une part, il subit, en tant que savoir juridique, la concurrence d'autres savoirs relatifs à l'administration; d'autre part, il est amené, en tant que savoir juri- dique spécialisé, à se situer par rapport aux autres branches du droit. C'est dans/par la relation duale entretenue avec, d'un côté la science administrati- ve, de l'autre le droit constitutionnel, que le droit administratif acquiert sa véritable dimension. Dans l'histoire du droit administratif ces aspects sont en fait indissociables : l'imposition progressive de la grille de lecture juridique pour expliquer le phénomène administratif a coïncidé en effet avec une supré- matie conquise au sein du droit public; l' "âge d'or" du droit administratif est marqué par sa reconnaissance à la fois comme savoir total, voire exclusif, sur l'administration et comme noyau central, voire fondateur, du droit public (1). L'évolution récente se caractériserait par un mouvement de reflux sur ces deux plans : tandis que la capacité explicative et l'efficacité pragmatique du droit administratif sont fortement remises en cause, l'essor spectaculaire du droit constitutionnel semble le ramener à une position plus modeste, voire subordonnée, au sein de l'ordre juridique; disqualifié comme savoir techni- que, indispensable au bon fonctionnement administratif, le droit administratif se trouve au même moment, par une coïncidence troublante, supplanté dans la hiérarchie des savoirs juridiques (II). Si cette analyse comporte une part de vérité, elle mérite cependant d'être fortement nuancée: tandis que la vision de l' "âge d'or" du droit administratif est largement factice et tend à prendre au pied de la lettre les discours auto- justificateurs des intéressés, la thèse d'un droit administratif en crise, et menacé d'implosion, apparaît illusoire: non seulement le droit apparaît pour l'administration plus que jamais comme une contrainte incontournable, à l'heure où le discours de l'Etat de droit insiste sur les vertus de la médiation juridique, mais encore la constitutionnalisation progressive du droit adminis- tratif, loin de signifier la mort de celui-ci, lui confère sans doute des points d'appui plus solides. A cet égard, la victoire du "droit constitutionnel", décri- te par certains thuriféraires du Conseil constitutionnel, apparaît plutôt comme une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où elle est assortie d'une dérive des significations originaires. 1. Voir la démonstration faite par H. Kelsen du "caractère idéologique de la distinction droit privé-droit public" (Théorie pure du droit, 1934, 2ème éd., Dalloz 1962, pp. 372 s. SCIENCE ADMINISTRATIVE ET DROIT CONSTITUTIONNEL 1 - L'HÉGÉMONIE DU DROIT ADMINISTRATIF 13 L'idée selon laquelle le droit administratif a été jusqu'à une période récen- te la discipline-reine, autour de laquelle gravitaient tous les savoirs adminis- tratifs et se trouvait polarisé le droit public entier, est devenue un véritable lieu commun. Les explications de cette suprématie sont nombreuses : le presti- ge d'un Conseil d'Etat ayant résisté à toutes les secousses et construisant de toutes pièces un droit spécifique ; la continuité administrative s'opposant à la discontinuité constitutionnelle; l'accent mis sur les garanties juridiques et l'exigence de limitation de l'Etat par le droit; mais aussi l'enracinement pro- fond d'un droit apparu sous la Monarchie absolue, qui elle-même n'avait fait que laïciser certaines techniques administratives de l'Eglise. Cette thèse doit être cependant assortie de certaines nuances et correctifs : l'hégémonie du droit administratif, entretenue par la faiblesse constitutive du droit constitu- tionnel qui lui permet d'apparaître comme le noyau dur du droit public, ne s'établit réellement qu'à la fin du XIXème siècle, lorsque la conjugaison d'une jurisprudence audacieuse et de travaux doctrinaux d'envergure lui confére ses lettres de noblesse ; jusqu'alors la juridiction administrative avait été l'objet d'une contestation permanente2 , au point que son existence était apparue à plusieurs reprises menacée, et les controverses renaîtront encore périodique- ment au cours du XXème siècle3 • Par ailleurs, cette hégémonie, lentement conquise (A) comporte des zones de fragilité (B). A) Affinnation L'hégémonie du droit administratif résulte de la consolidation progressive, tout au long du XIXème siècle, d'un champ que l'héritage impérial rendait pourtant vulnérable: le renforcement de l'indépendance du juge administratif et les progrès de la jurisprudence allaient se conjuguer avec un travail de sys- tématisation doctrinal, débouchant sur la constitution d'une véritable discipli- ne ; doté d'une solide armature jurisprudentielle et conceptuelle, le droit administratif pouvait prétendre ramener à lui une science administrative qui avait manifesté quelques velléités d'émancipation et apparaître comme l'élé- ment stable du droit public. 1) La monopolisation des savoirs administratifs a) En dépit de ses racines historiques et de l'appui qu'il trouvait dans l'existence d'une juridiction administrative, la position du droit administratif est restée précaire jusqu'aux années 1870 : non seulement le droit administra- tif éprouve alors bien des difficultés à franchir les étapes lui permettant d'accéder au statut de "droit" à part entière, en confortant sa "juridicité", 2. Lochak (D.), "Quelle légitimité pour le juge administratif?", in Droit et politique, PUF 1993, p. 141. 3. Gentot (M.), Ibid, p. 153 et Caillosse (J.), "Sur les enjeux idéologiques et politiques du droit administratif. Aperçus du problème à la lumière du changement", AIDA 1982, p. 361. 14 LE DROIT ADMINISTRATIF EN MUTATION mais encore il se trouve concurrencé par d'autres savoirs sur l'administration; le droit administratif n'apparaît que comme un élément d'une science admi- nistrative plus vaste que le dépasse et l'englobe. Ces difficultés d'implantation du droit administratif dans l'univers ju- ridique sont attestées par un ensemble de signes. D'abord, la persistance des attaques contre le juge administratif, dont l'indépendance par rapport au pouvoir est suspectée et qui n'est pas considéré, notamment par les libéraux, comme un véritable juge: très vives sous la Restauration, ces attaques repren- dront de plus belle à la fin du Second Empire, au nom de la lutte contre l'''éta- tisme" ; mais au milieu des années 1890 encore, des propositions visant à la suppression de la juridiction administrative seront présentées4 • Ensuite, les vicissitudes de l'enseignement du droit administratif dans les facultés de droit: la chaire de droit administratif5 créée à la faculté de droit de Paris par l'ordonnance du 21 mars 1819 au profit de Gérando sera supprimée pour rai- sons politiques le 6 septembre 1822, avant d'être rétablie en 1828 par le gou- vernement libéral au profit du même Gérando (suppléant: Macarel) ; des chaires seront ensuite créées à Caen, Toulouse etc... mais le mouvement ne s'achèvera qu'au cours des années 1840 et la place de l'enseignement dans le cursus universitaire sera fluctuante. La conception qui a présidé à la création des écoles de droit en 1804, écoles destinées à préparer aux professions judi- ciaires et dont l'enseignement sera centré sur l'étude du code civil, reste domi- nante : l'enseignement dispensé dans les facultés de droit est tourné essentiellement vers le droit privé ; et le droit administratif reste considéré comme une discipline marginale, dont la juridicité est sujette uploads/S4/jacques-chevallier2.pdf
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- Publié le Mar 12, 2022
- Catégorie Law / Droit
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