Sociétés politiques comparées, n°11, janvier 2009 http://www.fasopo.org 1 n°11,

Sociétés politiques comparées, n°11, janvier 2009 http://www.fasopo.org 1 n°11, janvier 2009 Arjun Appadurai Les marchandises et les politiques de la valeur1 Note du traducteur Ce texte d’Arjun Appadurai ne pose guère de problème de traduction, sauf pour un mot, celui de « commodity ». Celui-ci figure dans le titre de l’essai et pratiquement à chacune de ses pages. Comme l’indique l’auteur, le mot commodity désigne tout bien ou service mis en circulation entre des partenaires, quelles que soient les modalités de la circulation (don, troc, échange marchand, ou même tribut, pillage, vol). Cette catégorie est donc beaucoup plus englobante que celle de « marchandise » qui, dans la langue française, désigne des biens et des services mis en circulation dans le cadre de l’échange marchand. J’induirais donc un contresens si je traduisais systématiquement commodity par « marchandise » sans autre forme de procès. Comme je l’ai indiqué dans mon texte sur « Les politiques de la valeur », Appadurai se range à l’approche d’Annette Weiner, pour qui le clivage le plus structurant des rapports humains – tant sociaux qu’économiques – ne se situe pas entre deux formes de circulation des biens et des personnes – à savoir le don et le marché –, mais entre les biens inaliénables d’une part et les biens aliénables d’autre part, quelle que soit la forme prise par leur circulation. Comme on l’a vu dans mon article, cela tient à l’organisation de la parenté, et non à l’organisation économique. En bref, filiation (transmission verticale) et alliance matrimoniale (circulation horizontale) sont les deux dimensions fondamentales de ce que l’on appelle maintenant le « lien social », à égalité, et de manière systémique. Appadurai estime que la valeur des commodities se détermine par la rencontre et la confrontation des désirs des protagonistes dans l’échange. Il en résulte que toutes les commodities partagent certaines des caractéristiques de la marchandise, que ce soit la compétitivité, l’intérêt, ou le calcul des sacrifices que chacune des parties en présence est prête à consentir pour que la circulation ait lieu. Il s’ensuit qu’au fil de l’argumentation d’Appadurai, on assiste à un glissement sémantique du terme commodity. Au début de son essai, ce mot désigne toute chose qui circule (bien, personne, service, etc.). A partir de la page 14, il désigne toute chose mise en circulation pour autant qu’elle intègre certaines au moins des caractéristiques de la marchandise. 1 Le présent essai, traduit par Jean-Pierre Warnier, constitue l’introduction de l’ouvrage collectif publié sous la direction de A. Appdaurai, 1986, pp. 3-64. Sociétés politiques comparées, n°11, janvier 2009 http://www.fasopo.org 2 Dans ma traduction, j’ai donc usé d’un expédient : au début de l’article, je transpose le mot commodity en « commodité » (ce qui est un abus de langage dont je suis conscient, puisque « commodité » traduit le mot anglais utilities et non celui de commodity). Ensuite, à partir de la page 14, je le traduis par celui de « marchandise » qui colle de beaucoup plus près au signifié construit par Appadurai. Dans la mesure où il annonce l’ensemble de l’argument développé par l’auteur au regard de la valeur des biens échangeables, le titre original de son essai – « Commodities and the politics of value » – se traduit donc par « Les marchandises et les politiques de la valeur » (il faudrait d’ailleurs dire « le politique »). Cet essai a un double objectif. Le premier est de donner un aperçu des chapitres qui le suivent dans le présent volume et d’en restituer le contexte. Le second est de proposer une perspective nouvelle sur la circulation des « commodités » dans la vie sociale. La substance de cette perspective peut être présentée de la manière suivante : l’échange économique crée de la valeur. La valeur prend corps dans les « commodités » qui sont échangées. Si l’on se focalise sur les choses qui s’échangent plutôt que sur les simples formes ou fonctions de l’échange, il devient possible d’argumenter en faveur de la thèse que ce qui fait le lien entre l’échange et la valeur, c’est le politique conçu au sens large. Cet argument, que je développe dans le corps de cet essai, justifie que l’on prétende que les « commodités », de même que les personnes, possèdent une vie sociale2. On peut définir provisoirement les « commodités » comme des objets pourvus de valeur économique. Au regard de ce que nous devrions entendre par valeur économique, le guide le plus utile (bien que point tout à fait standard) est Georg Simmel. Dans le premier chapitre de la Philosophie de l’argent3, Simmel rend compte systématiquement de la manière dont la valeur économique peut le mieux se définir. La valeur, pour Simmel, n’est jamais une propriété inhérente aux objets, mais un jugement porté sur eux par des sujets. Pourtant, la clé d’une bonne compréhension de la valeur, selon Simmel, réside dans le fait que « cette subjectivité n’est que provisoire et n’est en fait guère essentielle4 ». Lorsqu’il explore ce terrain difficile, qui n’est ni franchement subjectif ni tout à fait objectif, et dans lequel la valeur émerge et exerce ses fonctions, Simmel suggère que la difficulté d’acquérir les objets ne provient pas du fait que ce sont des objets de valeur, mais du fait que nous considérons comme objets de valeur ceux qui résistent à notre désir de les acquérir5. 2 En commençant par l’échange, je suis conscient de prendre à contre-courant une tendance récente en anthropologie économique, qui a conduit à déplacer l’attention sur la production d’une part, et sur la consommation de l’autre. Cette tendance était une réaction justifiable à la préoccupation excessive de l’échange et de la circulation. L’angle de la marchandise, cependant, promet d’éclairer des débats sur l’étude de l’échange qui sont devenus fastidieux ou incorrigiblement abscons. 3 G. Simmel, Philosophie de l’argent, 1987 [1900]. 4 Ibid., p. 65. 5 Ibid., p. 68. Sociétés politiques comparées, n°11, janvier 2009 http://www.fasopo.org 3 En particulier, ce que Simmel appelle des objets économiques existent dans un espace qui s’ouvre entre le désir pur et la jouissance immédiate, à condition qu’il y ait quelque distance entre ces objets et la personne qui les désire, et que cette distance puisse être franchie. Cette distance est surmontée par et dans l’échange économique, dans lequel la valeur des objets est déterminée de manière réciproque. C’est-à-dire que le désir que l’on a d’un objet est assouvi par le sacrifice d’un autre objet, qui suscite à son tour le désir d’un autre sujet. Un tel échange de sacrifices constitue ce dont il s’agit dans la vie économique, et l’économie, en tant que forme sociale particulière, « ne se réduit pas aux seules valeurs échangées. Elle est principalement constituée par l’échange de ces valeurs en tant que tel6 ». La valeur économique, pour Simmel, est produite par ce genre d’échanges de sacrifices. Plusieurs arguments font suite à cette analyse de la valeur économique proposée par Simmel. Le premier, c’est que la valeur économique n’est pas une valeur en général mais une somme déterminée de valeur, qui résulte de la commensurabilité de deux intensités de demande. La forme prise par cette commensurabilité est l’échange accompli entre le sacrifice et le gain. Ainsi, ce n’est pas l’objet économique qui possède une valeur absolue résultant de la demande qui le concerne, mais la demande, en tant qu’elle fonde l’échange réel ou imaginaire, qui affecte l’objet d’une certaine valeur. C’est l’échange qui définit les paramètres de l’utilité et de la rareté, plutôt que l’inverse, et c’est l’échange qui est source de valeur. « La difficulté de l’obtenir, c’est-à-dire l’étendue du sacrifice qu’il faut consentir pour que l’échange ait lieu, c’est cela le moment proprement constitutif de la valeur, dont la rareté ne donne que l’apparence extérieure, la simple objectivation sous forme quantitative7. » En un mot, l’échange n’est pas un sous-produit de l’évaluation mutuelle des objets, mais sa source. Ces observations brillantes et rigoureuses posent le décor de l’analyse de ce que Simmel considère comme l’instrument le plus complexe de la conduite de l’échange économique – la monnaie – et de sa place dans la vie moderne. Mais on peut tirer les observations faites par Simmel dans une tout autre direction. Cette direction alternative, qui est illustrée par la suite du présent essai, exige que l’on explore les conditions dans lesquelles les objets économiques circulent sous différents régimes de valeur, dans l’espace et dans le temps. Dans le présent volume8, plusieurs chapitres examinent des choses (ou des groupes de choses) spécifiques, en tant qu’elles circulent dans des milieux culturels et historiques spécifiques. Ce que proposent ces études, c’est une série de regards sur les manières dont le désir et la demande, les sacrifices 6 Ibid., p. 78. 7 Ibid., p. 83. 8 C’est-à-dire A. Appadurai (ed.), 1986. Sociétés politiques comparées, n°11, janvier 2009 http://www.fasopo.org 4 réciproques et le pouvoir interagissent de manière à créer de la valeur économique dans des situations sociales spécifiques. Le sens commun des Occidentaux contemporains, construit sur diverses traditions historiques en philosophie, en droit et dans les uploads/Finance/ appadurai-texte-intro.pdf

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  • Publié le Sep 21, 2022
  • Catégorie Business / Finance
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