439 LES GRANDS DOSSIERS D’ÉTHIQUE FINANCIÈRE FINANCE ET RELIGIONS JUDAÏSME, ÉCO

439 LES GRANDS DOSSIERS D’ÉTHIQUE FINANCIÈRE FINANCE ET RELIGIONS JUDAÏSME, ÉCONOMIE ET FINANCE JACQUES ATTALI Cet article est largement inspiré et repris du livre de l’auteur : Les Juifs, le monde et l’argent, Fayard, 2002. exercer cette profession ? Sont-ils des acteurs spécifiques du capitalisme ? Ont-ils profité des guerres et des crises pour faire fortune ? Ou, au contraire, n’ont-ils été banquiers, orfèvres, cour- tiers, que lorsqu’on leur interdisait l’accès aux autres métiers ? Il faut pour cela retourner aux textes qui définissent la doctrine juive à l’égard de l’économie et de l’argent. CE QUE DIT LA BIBLE Selon le récit biblique, le premier homme, Ish ou Adam, vit d’abord au jardin d’Eden, lieu de non désir, d’innocence et d’intégrité qui lui garantit l’abondance et le préserve des nécessités du travail, sinon pour garder ce jardin. Seuls deux interdits le frappent qui, tous deux, concernent la nourriture : il ne doit pas manger des L es rapports du peuple juif avec l’argent ont déclenché beaucoup de polémiques, entraîné tant de massacres qu’il est devenu comme un tabou à n’évoquer sous aucun prétexte, de peur de réveiller quelque catastro- phe immémoriale. Certains veulent laisser croire qu’il existe un peuple juif uni, riche et puissant, placé sous un commandement centralisé, en charge de mettre en œuvre une stratégie de pouvoir mondial par l’argent. On rejoindrait par là des fantasmes qui ont traversé tous les siècles, de Trajan à Constantin, de Matthieu à Luther, de Marlowe à Voltaire, des Protocoles des Sages de Sion à Mein Kampf, jus- qu’à tout ce que charrie aujourd’hui anonymement l’Internet. Les Juifs ont-ils été les usuriers dont l’histoire a gardé la mémoire ? Ont-ils entretenu avec l’argent un lien parti- culier ? Ont-ils inventé la banque, par intérêt, ou ont-ils été contraints à RAPPORT MORAL SUR L’ARGENT DANS LE MONDE 2005 440 fruits de l’arbre de la connaissance car il y découvrirait le savoir, la conscience de soi et donc le doute, ni de ceux de l’arbre de la vie car il y gagnerait l’éternité. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de privilèges de Dieu. Première inscription de l’humaine condition dans l’économie : pour ne pas désirer, l’homme ne doit pas connaître l’éten- due de son ignorance, ni la finitude de sa condition. Sitôt qu’il viole l’un de ces deux interdits (en mangeant le fruit défendu), il découvre la conscience de soi et le désir ; il est alors relégué dans le monde de la rareté où rien n’est disponible sans travail. « Le désir pro- duit la rareté », dit ainsi la Bible, et non pas l’inverse. Première leçon d’écono- mie politique. Cette expulsion du jardin d’Éden, cet exil de la condition humaine fait de l’homme un être matériel. Ish, l’homme sans nom, l’homme générique, devient alors l’homme particulier, qui passe avec Dieu un contrat transformant la condition humaine en projet : réaliser le royaume de Dieu sur la Terre pour retrouver l’innocence morale, faire disparaître le manque. Pour la première fois, une cosmogonie ne se vit pas comme cyclique ; elle ne se donne pas pour but le retour. Elle fixe un sens au progrès ; elle fait de l’alliance avec Dieu la flèche du temps ; elle accorde à l’homme le choix de son destin : le libre arbitre. L’économie est le cadre matériel de l’exil et le moyen de réinvention du paradis perdu. L’hu- manité a désormais pour objectif de dépasser sa faute. Elle dispose d’un moyen pour l’atteindre : mettre en valeur le temps. Mais, raconte la Genèse, génération après génération, tout dérape. Les hommes, au lieu de travailler à réinventer un nouveau jar- din de délices, s’en éloignent par leurs conflits et leurs ambitions. Plus ils oublient Dieu, plus ils peinent pour survivre. La Genèse n’est plus alors que le récit d’Abel à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à Joseph, de la confrontation de plus en plus désas- treuse de l’homme avec toutes les contraintes de l’économie. Incapables de préférer les exigences de la morale à celles de la rareté, les fils d’Adam s’entretuent. Caïn, dont le nom signi- fie « acquérir » ou « jalouser », reçoit la terre en partage. Abel, dont le nom renvoie au néant, au souffle, à la vanité, à la fumée, reçoit les troupeaux. Quand le paysan refuse au berger le droit de passage, l’un des deux frères y laisse la vie. Deuxième leçon d’économie : nul ne désire ce que l’autre désire ; il n’y a donc de société possible que dans la différenciation des besoins. Le meurtre du berger n’est pas un simple fratri- cide ; le vrai coupable est la terre elle- même, cette terre maudite que Caïn n’avait reçue en partage que pour y accueillir son frère. Si la Bible donne le beau rôle à la victime nomade, elle laisse survivre le meurtrier. La langue dit alors beaucoup sur le rapport à l’argent. Le principal mot utilisé pour désigner l’argent, kessef, apparaît environ 350 fois dans la Bible. Il s’écrit avec les trois consonnes « KSF » qui, vocalisées kossèf, désignent l’envie, la nostalgie ; ce qui n’est évidemment pas sans rapport avec l’argent. Par ailleurs, ces trois mêmes consonnes, vocalisées kassaf ou autre- ment, forment un verbe qui apparaît à cinq reprises seulement dans toute la Bible, avec à chaque fois un sens voisin de « désirer ». Ces passages 441 LES GRANDS DOSSIERS D’ÉTHIQUE FINANCIÈRE FINANCE ET RELIGIONS révèlent d’ailleurs les formes du désir que l’argent permet de satisfaire. L’argent permet de réclamer son dû, comme quand Job dit à Dieu : « Tu m’appellerais, et moi je te répondrais, et l’œuvre de tes mains tu la réclame- rais »1. L’argent permet de satisfaire une impatience, comme quand David dit à propos de ses ennemis : « Ces gens-là sont à l’image du lion, qui est impa- tient de déchirer »2. L’argent permet de satisfaire le désir d’être aimé, comme quand le prophète Sophonie proclame : « Ressaisissez-vous, gens sans désir » ; ce qu’on traduit encore par « peuples indignes d’être aimés »3. L’argent per- met de cesser de languir, comme quand le poète chante : « Mon âme languit jusqu’à se consumer »4. Enfin, l’argent permet d’obtenir ce pour quoi on est prêt à tout, sauf au vol. Ainsi, Laban dit-il à Jacob, qui le quitte en empor- tant les idoles prises par Rachel : « Pour- quoi as-tu donc volé mes dieux ? »5. Ainsi, l’argent renvoie à la réclamation, au désir, à la langueur, à l’amour, à la passion. Il permet de les satisfaire de façon non violente, civilisée, à condi- tion de maîtriser ce désir car « qui aime l’argent n’est jamais rassasié d’argent », dit magnifiquement l’écclésiaste6. Leçon d’économie encore : l’amour du désir ne peut sécréter que du désir. Mais, puisque l’hébreu aime jouer avec les lettres, on obtient aussi, en modi- fiant l’ordre de celles de kessef, ou en changeant une lettre du mot, d’autres mots qui approchent encore autrement le sens de l’argent, tels que kachef (sorcellerie), hessef (découvrir, révéler), sahaf (ravager) ou encore sekef (affai- blir, décourager, tourmenter). Kessef peut également se décomposer en kes (couper, annuler) et sof (fin). Le mot signifie donc aussi la « fin de l’annu- lation » : l’argent marque ainsi la fin d’une rupture, d’une violence, la reprise d’une communication, le début d’un message. Très exactement ce qu’il est. L’argent-monnaie se dit maot ; ce qui, avec une autre vocalisation, peut se lire mèèt (ce qui dépend du temps). Autrement dit, l’argent est une façon de cristalliser le temps, celui du travail et celui de la négociation. L’argent au sens de « redevance due » se dira égale- ment, plus tard, DaMim, qui est aussi le pluriel de DaM (sang). L’argent subs- titut du sang : on asperge l’autel avec le sang (DaM) de l’animal sacrifié, acheté avec l’argent (DaMim) de celui qui offre le sacrifice. Dangereuse et lumi- neuse proximité, déjà rencontrée en Égypte à plusieurs reprises et que détourneront les accusateurs chrétiens puis musulmans pour accuser les Juifs de boire le sang des enfants. DM donne aussi DaMa (ressembler, comparer, représenter), car l’argent représente les choses afin de les comparer. DM peut enfin se vocaliser DoM (silence) ; ce qui revient à dire que l’argent réduit au silence, qu’il évite la discussion, mais aussi, selon la très belle interprétation ultérieure du Talmud7, qu’en dépit de l’argent versé à titre de dédommagement, l’agresseur n’est pas quitte tant qu’il n’a pas obtenu le pardon de sa victime. Un autre mot encore désigne l’argent, au sens de « fortune » : mamon ; alors que ma-moné est le raccourci de ma (ata) moné, qui veut dire : « Que comptes-tu faire ? ». Autrement dit, l’argent oblige à calculer ses actes. Comme les lettres ont une valeur numérique, on peut aussi trouver des équivalences et des relations intéressantes entre les mots RAPPORT MORAL SUR L’ARGENT DANS LE MONDE 2005 442 dont la valeur totale des lettres est iden- tique. Ainsi, un uploads/Finance/ juda-iuml-sme-eacute-conomie-et-finance.pdf

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  • Publié le Jul 27, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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