Philonsorbonne 1 | 2007 Année 2006-2007 Goffman et l’ordre de l’interaction : u
Philonsorbonne 1 | 2007 Année 2006-2007 Goffman et l’ordre de l’interaction : un exemple de sociologie compréhensive Céline BONICCO Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/102 DOI : 10.4000/philonsorbonne.102 ISSN : 2270-7336 Éditeur Publications de la Sorbonne Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 2007 Pagination : 31-48 ISBN : 978-2-85944-594-2 ISSN : 1255-183X Référence électronique Céline BONICCO, « Goffman et l’ordre de l’interaction : un exemple de sociologie compréhensive », Philonsorbonne [En ligne], 1 | 2007, mis en ligne le 20 janvier 2013, consulté le 08 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/102 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne. 102 © Tous droits réservés 31/129 Goffman et l’ordre de l’interaction Un exemple de sociologie compréhensive Céline Bonicco Erving Goffman, sociologue américain d’origine canadienne (1922- 1982), étudia dans le prestigieux département de sociologie de l’Université de Chicago avant d’enseigner à Berkeley1. En considérant l’interaction en face-à-face, c'est-à-dire les situations où deux personnes sont physiquement en présence l’une de l’autre, comme un authentique objet sociologique, et en consacrant toutes ses analyses à cet unique objet, Goffman a renouvelé l’appréhension du rôle de la structure et du sujet dans les sciences humaines. Il a mis en évidence le rôle moteur de la relation à l’œuvre dans l’interaction, aussi bien dans le processus de socialisation que de subjectivation. Sa sociologie adopte pour thèse générale l’effectivité, au cœur de l’interaction, d’un sens commun qui est en même temps un sens pratique. Ce sens commun manifeste la présence du social au sein même de la psychologie individuelle sous forme d’une certaine compétence. Ce dépassement de l’opposition entre individu et société est hérité du père fondateur de l’École de Chicago, Robert Ezra Park, qui se réclamait lui-même de la sociologie de Tarde2. Le sujet et la structure, loin d’être des entités antagonistes, sont intrinsèquement liés au cœur de l’unité qu’est la relation. Ce ne sont ni les structures qui déterminent les acteurs, ni les acteurs qui engendrent les structures, mais une relation cognitive qui constitue le moteur d’un processus de subjectivation et de socialisation. L’ordre de l’interaction apparaît comme un ordre structurel où les structures n’existent que pour autant qu’elles sont mises en œuvre à chaque instant par les acteurs, mais les acteurs ne peuvent 1. Pour une bibliographie de Goffman, cf. la présentation de Y. Winkin, « Erving Goffman : portrait du sociologue en jeune homme », in E. Goffman, Les moments et leurs hommes, Paris, Minuit, 1988, p. 13-92. 2. Cf. R.E. Park, The Crowd and the Public, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1972, p. 23-62. Philonsorbonne n° 1/Année 2006-07 32/129 eux-mêmes les mettre en œuvre que sur la base d’un sens commun guidant leur conduite. L’objet de l’analyse sociologique de Goffman est constitué par la relation, donnée première, qui ne résulte pas de la synthèse de deux unités préexistantes, mais qui engendre au contraire les unités mises en relation. Cette relation peut donc être qualifiée d’unité analytique. Dans le cadre de cet article, nous voudrions montrer comment l’épistémologie employée par Goffman est indissociable de son objet d’étude et de sa compréhension du social : la méthode compréhensive mise en place, critiquée par nombre de commentateurs3 pour son absence apparente de rigueur, est directement commandée et justifiée par l’ordre de l’interaction et le sens commun qui le sous-tend. Si l’interaction est rendue possible par un sens commun, et si les acteurs qui y participent produisent une authentique analyse de cette dernière, le sociologue, comme acteur social dispose également de ce sens commun. Pour expliquer l’interaction, il ne doit pas rompre avec lui, mais s’efforcer au contraire de l’éclaircir, de le faire passer du non conscient au conscient. L’analyse sociologique se présente comme une explicitation de ce sens commun, sans qu’il y ait une différence de nature entre les deux. En ce sens, Goffman annonce l’ethnométhodologie de Garfinkel. Toute la fécondité, la pertinence, l’originalité de la compréhension goffmanienne de ce sens commun va être de le différencier des convictions subjectives des acteurs individuels en en faisant un principe d’organisation de l’action ayant sa propre autonomie. Nous nous efforcerons de mettre en évidence le lien entre la redistribution du rapport structure-sujet au sein de la relation individualisante et socialisante qui constitue l’interaction, et la curieuse méthode de Goffman mi-empirique, mi-théorique, celle d’un botaniste manchot, comme il aimait à le dire lui-même4. Pour analyser cette adéquation, nous envisagerons ses principales thèses et son épistémologie, avant de voir sur deux types particuliers d’interaction (les échanges réparateurs et les signes du lien) comment elle est mise en œuvre, pour finalement préciser cette méthode comme relevant d’une sociologie compréhensive. Principales thèses de la sociologie de Goffman Ce qui frappe au premier abord quand on adopte une vue d’ensemble sur la sociologie de Goffman, c’est le caractère apparemment disparate ou du moins éclectique de ses travaux. Goffman a souvent essuyé le même type de 3. Cf. notamment S. Lyman, « Civilization : contents, discontents, malcontents », Contemporary Sociology, 1973, Vol. 2, p. 360-366. 4. Cf. E. Goffman, cité par P.M. Strong, « The importance of being Erving : Erving Goffman, 1922-1982 », in G.A. Fine et G.W.H. Smith (dir.), Erving Goffman, Sage Publications, « Sage Masters of modern social thought », 2000, London / Thousand Oaks / New Delhi, Vol. 1, p. 41-42. Goffman et l’ordre de l’interaction 33/129 reproches que Simmel, celui de ne pas être un sociologue sérieux, de vagabonder d’un sujet à l’autre sans avoir une méthode rigoureuse, bref d’être plus littéraire que scientifique. Malgré la diversité des perspectives employées, Goffman ne s’est cependant jamais intéressé qu’à un seul et unique objet, l’ordre de l’interaction. Témoigne de la constance de cette préoccupation la persistance de cette expression dans son œuvre : on la retrouve dans le titre de la conclusion de sa thèse de doctorat soutenue en 19535 et dans le titre de sa dernière intervention écrite en 19826. L’unité d’intérêt de Goffman ne doit cependant pas masquer la multiplicité des concepts employés puis abandonnés, l’éclatement des données, ou encore l’absence de méthodes scientifiquement approuvées en sociologie, comme le recours aux questionnaires, aux entretiens, ou encore aux statistiques. L’œuvre de Goffman se déploie de 1953 qui est l’année de rédaction de sa thèse de doctorat effectuée dans les îles Shetlands jusqu’à son dernier texte en 1982 qui est l’allocution qu’il devait prononcer devant l’American Sociological Association. Entre les deux, une série d’ouvrages explorant en apparence des objets disparates mais qui relèvent tous de cet ordre de l’interaction. Présentons les plus importants : En 1959, La présentation de soi7 étudie la manière dont les gens gèrent l’image qu’ils transmettent d’eux-mêmes par leur comportement lorsqu’ils se trouvent face à un public. En 1961, Asiles8 se présente, selon le sous-titre, comme une étude sur la condition sociale des malades mentaux. En 1963, Stigmate9 s’intéresse à la manière dont la différence entre le normal et le déviant est instituée socialement. En 1967, Les rites d’interaction10 déploient une perspective durkheimienne considérant que les interactions de la vie quotidienne sont une cérémonie en miniature où le caractère sacré de la société s’est réfugié dans les acteurs : chacun doit traiter et honorer l’autre comme un dieu, dans la mesure où la société s’est nichée en lui sous forme de représentations collectives. En 1971, Les relations en public11 étudient la manière dont les gens se comportent sous le regard de l’autre. En 1974, Les cadres de l’expérience12, se présentent comme un essai d’épistémologie 5. E. Goffman, Communication Conduct in an Island Community. A Dissertation submitted to the Faculty of the Division of the Social Science in Candidacy for the Degree of Doctor of Philosophy, Université de Chicago, département de sociologie, 1953, thèse de doctorat non publiée. 6. Goffman, « L’ordre de l’interaction », Les moments et leurs hommes, op. cit., p. 186-230. 7. La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1 : La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, trad. d’A. Accardo. 8. E. Goffman, Asiles, Paris, Minuit, 1968, trad. de L. et C. Lainé. 9. E. Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, 1963, trad. d’A. Kihm. 10. E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, trad. d’A. Kihm. 11. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome 2 : Les relations en public, Paris, Minuit, 1973, trad. d’A. Kihm. 12. E. Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, trad. d’I. Joseph. Philonsorbonne n° 1/Année 2006-07 34/129 s’intéressant à l’organisation sociale de l’expérience individuelle. En 1981, Façons de parler13 développe une analyse de la conversation. Quelle est l’unité de tous ces textes ? La réponse est donnée par Goffman dans son texte testament « l’ordre de l’interaction » : Ma préoccupation pendant des années a été de promouvoir l’acceptation de ce domaine du face-à-face comme un domaine analytiquement viable – un domaine qui pourrait être dénommé, à défaut d’un nom plus heureux, l’ordre de l’interaction – un domaine dont la méthode d’analyse préférée est la micro- analyse14. Goffman n’a donc jamais eu qu’une ambition, promouvoir ce domaine comme une forme d’ordre social autonome, c'est-à-dire comme une strate du monde social régie par ses uploads/Finance/ l-x27-ordre-de-l-x27-interaction.pdf
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- Publié le Jui 08, 2022
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