Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Érik Bordeleau ETC, n° 96, 2012, p. 35-39. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/67035ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 11 septembre 2012 04:39 « Le nouvel esprit du capitalisme selon Melanie Gilligan » 35 « Chaque matin je me demande : qu’est-ce que le système veut de moi aujourd’hui ? » Crisis in the Credit System Le travail de Melanie Gilligan, une artiste originaire de Toronto, née en 1979 et vivant à Londres depuis déjà quelques années, se présente comme une exploration politique multiforme et détaillée des dimensions sub- jectives de l’économie capitaliste1. Son œuvre semble vouloir prendre au pied de la lettre ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont appelé, dans une formule qui a fait image, « le nouvel esprit du capitalisme2 ». Par le moyen d’épisodes filmiques qui se démarquent par un art consommé du storytelling télévisuel, Gilligan explore les différents modes par les- quels le capitalisme actuel – qu’on le dise « civilisationnel », « global », « cognitif », « sémiotique » ou « thérapeutique » – fait prise sur la vie biologique, spirituelle et affective de nos contemporains. Les trois œuvres de Gilligan dont je vais discuter ici décrivent trois niveaux de cap- ture nettement définis : Crisis in the Credit System (2008), sorti à point nommé à peine quelques semaines après la faillite de Lehman Brothers et le début de la crise financière, s’interroge sur les processus spéculatifs de valorisation financière par le biais d’un groupe de professionnels de la finance réunis pour un atelier de brainstorming créatif aux allures de thérapie. Self-Capital (2009) poursuit sur une veine plus intimiste, met- tant en scène une femme en consultation qui, à la suite d’une induction hypnotique l’invitant à laisser parler son corps, voit le capital s’exprimer à travers elle en toute littéralité. Finalement, dans Popular Unrest (2010), Gilligan nous plonge dans un monde dystopique dominé par « l’Esprit », un système conçu pour « intégrer la vie d’autant de manières que possible », et où des individus meurent sans raison apparente alors que d’autres sont mysté- rieusement appelés à expérimenter leur être-en-commun. J’aborderai ces trois œuvres de manière assez libre, en prenant comme point focal le travail sur soi, d’ordre éthique et thérapeutique, qui se constitue comme une composante essentielle du processus de valorisation capitaliste actuel. 1. Le capital fiction : imaginer La capacité individuelle à se valoriser est le nerf et l’esprit du capitalisme globa- lisé. Comme le souligne Isabelle Stengers, « le travail, désormais, est d’abord adhésion, disponibilité, flexibilité et capacité à se valoriser3. » À cet égard, la situation de l’artiste est pour le moins problématique. Certains continuent, encore aujourd’hui, à associer la vie d’artiste à l’oisiveté, au loisir et au désœu- vrement, et ainsi à entretenir l’idée que l’art est une activité plus ou moins désintéressée qui subsiste en marge de la logique marchande et, de cette position de relative extériorité, se trouve en mesure d’offrir un « supplément d’âme ». Ce n’est sans doute pas entièrement faux; mais ce faisant, on risque de perdre de vue que les pratiques artistiques d’avant-garde ont joué un rôle Le nouvel esprit du capitalisme selon Melanie Gilligan déterminant dans l’élaboration et la production de modes de subjectivation déterminants pour le capitalisme d’aujourd’hui. Ce n’est évidemment pas un hasard, pour ne nommer que deux exemples parmi tant d’autres, qu’au cœur de l’ouvrage de Boltanski et Chiapello, on trouve l’idée que le nouvel esprit du capitalisme a su intégrer, au sortir de Mai 68, la « critique artiste »; ou que les élucubrations de Richard Florida autour de la « classe créative » et son « indice bohémien » soient si prisées dans certains milieux d’affaires et au-delà. Dans une série d’essais parus dans la revue e-flux et réunis récemment dans un ouvrage intitulé Going Public (2010), Boris Groys examine comment l’artiste contemporain est engagé dans un processus d’autoproduction de soi, lequel le fait apparaître comme pure subjectivité ou incarnation d’un vide (Agamben parle en ce sens de l’artiste comme d’un « homme sans contenu »). Les prati- ques artistiques d’avant-garde du début du 20e siècle seraient à l’origine d’une « metanoia artistique » qui culmine de nos jours dans « l’obligation au self- design » et la « production de sincérité ». Dans un monde où il est attendu de chacun qu’il soit l’auteur de sa vie et fasse œuvre de soi, la question du design apparaît comme un problème spirituel ou éthopoïétique de première importance où il en va, en dernière analyse, du sort même de notre âme : « Auparavant, le corps était la prison de l’âme; à présent, l’âme est devenue le Melanie Gilligan, Popular Unrest, 2010. Avec l’aimable autorisation de Justina M. Barnicke Gallery. Photo : Toni Hafkenscheld. 36 vêtement du corps – son apparence sociale, politique et esthétique. […] Avec la mort de Dieu, le design est devenu le médium de l’âme, la révélation du sujet caché à l’intérieur du corps humain4. » Dans sa grande étude sur les formes de l’ascèse contemporaine ou de « la vie en exercice » intitulée Tu dois changer ta vie, Peter Sloterdijk qualifie les pratiques artistiques de tentatives sans cesse répétées de « somatisation de l’improba- ble » et insiste sur leur dimension contre-naturelle ou « acrobatique » (l’acro- bate, c’est littéralement celui qui marche sur la pointe des pieds). Dans une perspective décidément très proche de celle de Groys, son collègue à la ZKM de Karlsruhe (Zentrum für Kunst und Medientechnologie), Sloterdijk présente l’artiste contemporain, aux côtés de l’athlète de haut niveau, comme un modèle de mise sous tension existentielle qui se passe du recours à une quelconque forme de transcendance – un praticien postmétaphysique de la « verticale sans Dieu5 ». L’artiste se révèle ainsi comme figure paradigmatique de mise en œuvre et de dépassement créatif de soi qui coïncide avec l’impératif de valori- sation que commande la logique néolibérale. Sloterdijk n’épargne d’ailleurs pas ceux qui restent sourds à l’injonction verticalisante de changer leur vie et qui en appellent à l’habitude et à l’identité sédentaire pour préserver leurs « imprégna- tions locales » et justifier leur droit à l’inertie. Si les descriptions spéculatives (et à la limite, jovialistes) des modes de mise en valeur de soi proposées par Sloterdijk contribuent à mieux cerner l’impératif de transformation et d’adaptabilité qui caractérise le nouvel esprit du capitalisme, c’est entre autres parce qu’elles par- tagent une secrète connivence avec le type d’enthousiasme de rigueur chez les gestionnaires des ressources humaines, coachs de vie et autres motivateurs de la mobilisation globale. L’animatrice de l’atelier de brainstorming dans Crisis in the Credit System incarne ce mélange de conviction persuasive et d’assurance auto- propulsive sans lesquelles le nouvel esprit du capitalisme resterait lettre morte. Sa présence même constitue un processus d’auto-affectation productif, où un soi artificiellement construit se sature de confiance et fonctionne comme « apo- théose de la capture affective », pour reprendre l’expression de Brian Massumi dans Parabols for the Virtual6. Souriante, dynamique et affirmative, elle invite les participants à se montrer créatifs et inspirés pour « penser des stratégies adaptatives optimales » dans le but de tirer le meilleur parti de la crise financière en cours : « Imaginez tout ce qui s’est produit jusqu’à présent dans le cadre de la crise comme faisant partie d’un grand cerveau dont vous êtes le processus de pensée ». Autre manière de les appeler à adopter la posture historique et subjective du capital en action comme technologie de perfectionnement de soi. À travers des mises en situation et des jeux de rôles, les participants laissent ainsi aller leur imagination et produisent différents scénarios – des histoires dont ils sont le héros-capital et que l’animatrice essaie tant bien que mal d’orienter dans le sens de leurs « intérêts ». On apprend ainsi des participants que dans un monde où « plus personne n’est à l’abri » et où « les abstractions sont réelles, ou du moins assez réelles pour qu’on puisse en tirer profit », il faut savoir « capturer la méfiance » et « pro- fiter de l’anxiété régnant sur les marchés ». Non sans humour, un oracle au service de la Delphi Investment Bank nous révèle que « la finance veut prédire le futur »; dans la même foulée, un spéculateur nous confie que chaque matin, il se demande : « qu’est-ce le marché veut de moi aujourd’hui ? ». 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  • Publié le Fev 02, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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