P lacé « sous la main de la Nation » par la volonté des révolution- naires, le
P lacé « sous la main de la Nation » par la volonté des révolution- naires, le patrimoine des biblio- thèques publiques se voit entouré, à partir de la fin du XIXe siècle, d’un faisceau de mesures législatives de plus en plus variées, mais qui lui sont rarement spécifiques, à la différence des objets d’archéologie, des fonds d’archives ou des collections de musées. La protection du patrimoine national Le plaidoyer d’un Quatremère de Quincy s’opposant au déplacement des œuvres d’art consécutif aux guerres napoléoniennes, aboutit à imposer une perception nouvelle d’œuvres, certes universelles, mais enracinées, sinon dans un contexte archéologique, du moins dans un ter- ritoire mémoriel, circonscrit aux frontières de la Nation culturelle, voire de ses provinces. Les notions de « patrimoine national » et de « patrimoine verna- culaire » procèdent de la conscience de ce déracinement originel, d’où naissent le musée et la bibliothèque, et d’où l’intervention croissante de l’État dans sa protection tire sa prin- cipale justification. Les droits du propriétaire privé sont néanmoins scrupuleusement épar- gnés par les régimes successifs jus- qu’à la troisième République, qui tente d’instaurer un compromis avec l’intérêt général d’une Nation qui entend réparer l’humiliation de 1870 – l’apologie des bibliothèques améri- caines et la caricature de leurs homo- logues germaniques, décrites comme des prédatrices de la pensée fran- çaise, constituent alors un leitmotiv des discours de déploration – par d’éclatantes réalisations scientifiques et culturelles. C’est donc dans une atmosphère de concurrence exacerbée, sinon de conflit, d’État à État, que se consti- tue l’arsenal commun à tous les biens culturels : les lois sur le classe- ment des objets immobiliers et mobiliers (lois des 15 juillet 1909 et du 31 décembre 1913 modifiées en 1921) en interdisent l’exportation sans introduire de distinction à cet égard entre les biens publics – ancêtres des actuels « trésors nationaux » – et les privés – appelés dans les textes contemporains « biens culturels ». L’État s’arroge sur ces derniers biens, à l’issue de la guerre, un droit de préemption à l’occasion des ventes publiques d’œuvres d’art (loi de finances du 31 décembre 1921). 8 BBF Paris T. 43 n° 6 1998 I T R É S O R S N A T I O N A U X E T B I E N S C U L T U R E L S I LA PROTECTION DES TRÉSORS NATIONAUX ET LA CIRCULATION DES BIENS CULTURELS LE CAS DU PATRIMOINE ÉCRIT ET GRAPHIQUE SYLVIE LE RAY Direction du livre et de la lecture mél : sylvie.leray@culture.fr La pièce maîtresse complétant cet arsenal de droits régaliens est la loi dite « loi Carcopino » qui, reprenant un texte abrogé en 1920 sous la pres- sion des marchands d’art, subor- donne l’exportation d’objets présentant un intérêt national d’art ou d’histoire à l’autorisation de l’État et accorde à celui-ci un droit de rétention en douanes (loi du 23 juin 1941) sans limitation de durée et sans indemnisation des propriétaires. Ce dispositif, réactivation d’une loi qu’avaient échoué à imposer Édouard Herriot et Paul Reynaud vingt ans auparavant, fut mis en place à la hâte par les fonctionnaires du gouvernement de Vichy alertés par les missives inquiétantes émanant du « cabinet noir » (bureau de contrôle et de censure postale), afin d’empê- cher le pillage du pays par les occu- pants allemands. Cette loi fort simple, texte de circonstance largement bafoué pendant la guerre, n’était pas dénuée de vues à long terme et a per- mis, une fois la paix revenue, un contrôle efficace en fait et sévère en droit des mouvements d’œuvres d’art1. La rédaction initiale ne comportait aucune mention explicite des livres précieux ou des manuscrits, mais les incluait de fait par la généralité de la définition des objets concernés. Appliquée avec modération, tant pour le nombre des rétentions que pour celui des achats d’office en douanes aux prix déclarés par l’ex- portateur, la loi de 1941 est restée en vigueur jusqu’à son abrogation le 1er janvier 1993. Intérêt public et marché privé Les professionnels du marché de l’art espéraient de la suppression des bar- rières douanières aux frontières inté- rieures de la communauté au 1er janvier 1993, qu’elle donne un coup de fouet au commerce européen de l’art quelque peu assoupi. La France saisit cette occasion pour tenter de résoudre le dilemme de l’action publique partagée entre l’in- térêt public de protection du patri- moine et une vocation de soutien du marché privé2. Ces différents argu- ments – d’une part espoir d’une flo- raison du commerce, d’autre part volonté de rationaliser des sources législatives et réglementaires parfois contradictoires – ont conduit à une harmonisation au niveau communau- taire et, en France, à une refonte complète du système national de pro- tection. Le règlement communautaire du 9 décembre 1992 entend assurer une protection du patrimoine culturel aux frontières de la communauté euro- péenne sans pour autant porter pré- judice à la définition des trésors nationaux par les États membres (art. 36 du traité de Rome instituant une dérogation au principe de libre circulation pour le patrimoine cultu- rel), ni attenter aux législations natio- nales préexistantes sur la circulation des biens culturels à l’intérieur du marché unique3. Instituant l’obligation de présenter une autorisation de l’État membre compétent préalablement à toute exportation vers un pays tiers à la communauté, le règlement vise exclusivement les « biens culturels », c’est-à-dire les biens en mains privées entrant dans l’une des 14 catégories recensées dans son annexe (tableaux, sculptures, objets archéologiques, livres, manuscrits et incunables, etc.) et munies pour la plupart de seuils d’ancienneté et de valeur. Cette auto- risation est valable dans toute la communauté. En fait, chaque État demeurant sou- verain quant à l’interprétation de la notion de « trésor national », la plu- part des États membres, hormis la France, ont continué à appliquer, en vertu de ce régime dérogatoire, les législations préexistantes pour les biens culturels circulant à l’intérieur des frontières de la communauté européenne. Allant au-delà de l’im- pératif de mise en conformité des législations nationales avec le règle- ment élaboré par la commission européenne, la France opte, à la veille de la suppression des barrières douanières, pour une refonte com- plète de son dispositif de protection4. Un système d’autorisations préalables La loi du 31 décembre 1992 encadre dans un même texte la circulation des biens culturels et celle des trésors nationaux appartenant aux collec- tions publiques. Elle témoigne d’une volonté de libéralisation du marché de l’art, sérieusement affecté par la crise spéculative de 1991. En outre, en transposant dans sa législation nationale les 14 catégories de biens prévues par le règlement communau- taire, assorties des mêmes seuils de 9 BBF Paris T. 43 n° 6 1998 I T R É S O R S N A T I O N A U X E T B I E N S C U L T U R E L S I 1. Sévérité encore aggravée par le décret du 7 novembre 1958 – déclaré illégal et léonin par le Conseil d’État en 1969 (arrêt Talleyrand- Périgord) –, qui soumit également à autorisation les objets régulièrement importés. 2. Le mécontentement des propriétaires face au dirigisme de nombre de législations nationales, considéré comme des atteintes à la jouissance du bien tout autant qu’au principe de libre circulation, risquait d’entraîner des contentieux portés, au nom du détournement d’un pouvoir régalien, devant la Cour de justice de Luxembourg. 3. Les pays du Sud de l’Europe, qui sont fréquemment des pays sources d’exportation (Grèce, Italie, Espagne…), ont souvent une conception extensive de la notion de « trésor national », accompagnée d’une législation nationale plus protectrice que le règlement européen. En revanche, les pays du Nord de l’Europe, dont quelques-uns jouissent d’un commerce florissant (Grande-Bretagne, Allemagne pour l’art contemporain…), usent pour certains d’un système de liste préétablie de trésors nationaux et s’accordent à défendre une conception libérale du commerce de l’art. C’est le cas notamment de l’Allemagne, où la protection des biens culturels demeure régie par une loi remontant au 6 août 1955 et où, parmi les biens culturels en mains privées, seuls ceux qui se trouvent inscrits sur un registre national régulièrement mis à jour – fonds ou documents d’archives et de bibliothèques y compris – doivent recevoir l’autorisation du ministère de l’Intérieur fédéral pour pouvoir sortir du territoire. Citons parmi ces « trésors nationaux » allemands les archives de Käthe Kollwitz et de Richard Strauss, de Gœthe et de Schiller, de Novalis et de Wieland, du grand-duc Carl-August de Saxe-Weimar et de la famille de Croÿ, la bibliothèque de l’Institut pour le marxisme-léninisme et celle de l’entreprise Krupp. 4. En tout état de cause, la loi Carcopino, obsolète tant par ses procédures que par son esprit protectionniste, ne pouvait être aisément adaptée à ce nouveau contexte d’intégration économique. En pratique, les possibilités de contrôles à l’occasion du franchissement des frontières intra-communautaires sont désormais abolies. D’un point de vue doctrinal, la rétention pure et simple en douanes s’avère alors être une entorse au principe de libre circulation des marchandises que sont les uploads/Finance/ le-ray-sylvie-la-protection-des-tresors-nationaux-et-la-circulation-des-biens-culturels.pdf
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- Publié le Dec 04, 2022
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