Les Nuées (trad. Eugène Talbot) Aristophane, préface de Sully Prudhomme Les Nué
Les Nuées (trad. Eugène Talbot) Aristophane, préface de Sully Prudhomme Les Nuées Traduction par Eugène Talbot. Théâtre complet d’Aristophane, Alphonse Lemerre, 1897, Volume 1 (p. Les Nuées-243). LES NUÉES (L’AN 425 AVANT J.-C.) Le titre de cette pièce indique que plusieurs scènes se passent en l’air et que le chœur est formé d’acteurs dont les vêtements aériens imitent les flocons de vapeurs qui flottent dans l’atmosphère. Le véritable sujet est l’éducation. Le bonhomme Strepsiadès, ruiné par les dépenses de son fils Phidippidès, l’envoie au philosophoir de Socrate afin d’y apprendre le raisonnement injuste, ainsi que l’art de ne point payer ses créanciers. Phidippidès se met vite au fait des subtilités de l’école, bat son père, et lui prouve qu’il a le droit de le battre. Strepsiadès, furieux, lance dans le philosophoir une torche ardente, sans s’inquiéter des cris de Socrate et de ses disciples. PERSONNAGES DU DRAME Strepsiadès. Phidippidès. Un Serviteur de Strepsiadès. Disciples de Sokratès. Sokratès. Chœur de Nuées. Le Raisonnement juste. Le Raisonnement injuste. Pasias, créancier. Amynias, créancier. Un Témoin. Khæréphôn. La scène se passe dans la chambre à coucher de Strepsiadès, puis devant la porte de Sokratès. LES NUÉES STREPSIADÈS. Iou ! Iou ! Ô souverain Zeus, quelle chose à n’en pas finir que les nuits ! Le jour ne viendra donc pas ? Et il y a déjà longtemps que j’ai entendu le coq ; et mes esclaves dorment encore. Cela ne serait pas arrivé autrefois. Maudite sois-tu, ô guerre, pour toutes sortes de raisons, mais surtout parce qu’il ne m’est pas permis de châtier mes esclaves ! Et ce bon jeune homme, qui ne se réveille pas de la nuit ! Non, il pète, empaqueté dans ses cinq couvertures. Eh bien, si bon nous semble, ronflons dans notre enveloppe. Mais je ne puis dormir, malheureux, rongé par la dépense, l’écurie et les dettes de ce fils qui est là. Ce bien peigné monte à cheval, conduit un char et ne rêve que chevaux. Et moi, je ne vis pas, quand je vois la lune ramener les vingt jours : car les échéances approchent. — Enfant, allume la lampe, et apporte mon registre, pour que, l’ayant en main, je lise à combien de gens je dois, et que je suppute les intérêts. Voyons, que dois-je ? Douze mines à Pasias. Pourquoi douze mines à Pasias ? Pourquoi ai-je fait cet emprunt ? Parce que j’ai acheté Koppatias. Malheureux que je suis, pourquoi n’ai-je pas eu plutôt l’œil fendu par une pierre ! PHIDIPPIDÈS, rêvant. Philon, tu triches : fournis ta course toi-même. STREPSIADÈS. Voilà, voilà le mal qui me tue ; même en dormant, il rêve chevaux. PHIDIPPIDÈS, rêvant. Combien de courses doivent fournir ces chars de guerre ? STREPSIADÈS. C’est à moi, ton père, que tu en fais fournir de nombreuses courses ! Voyons quelle dette me vient après Pasias. Trois mines à Amynias pour un char et des roues. PHIDIPPIDÈS, rêvant. Emmène le cheval à la maison, après l’avoir roulé. STREPSIADÈS. Mais, malheureux, tu as déjà fait rouler mes fonds ! Les uns ont des jugements contre moi, et les autres disent qu’ils vont prendre des sûretés pour leurs intérêts. PHIDIPPIDÈS, éveillé. Eh ! mon père, qu’est-ce qui te tourmente et te fait te retourner toute la nuit ? STREPSIADÈS. Je suis mordu par un dèmarkhe sous mes couvertures. PHIDIPPIDÈS. Laisse-moi, mon bon père, dormir un peu. STREPSIADÈS. Dors donc ; mais sache que toutes ces dettes retomberont sur ta tête. Hélas ! Périsse misérablement l’agence matrimoniale qui me fit épouser ta mère ! Moi, je menais aux champs une vie des plus douces, inculte, négligé, et couché au hasard, riche en abeilles, en brebis, en marc d’olives. Alors je me suis marié, moi paysan, à une personne de la ville, à la nièce de Mégaklès, fils de Mégaklès, femme altière, luxueuse, fastueuse comme Kœsyra. Lorsque je l’épousai, je me mis au lit, sentant le vin doux, les figues sèches, la tonte des laines, elle tout parfum, safran, tendres baisers, dépense, gourmandise, Kolias, Génétyllis. Je ne dis pas qu’elle fût oisive ; non, elle tissait. Et moi, lui montrant ce vêtement, je prenais occasion de lui dire : « Femme, tu serres trop les fils. » UN SERVITEUR. Nous n’avons plus d’huile dans la lampe. STREPSIADÈS. Malheur ! Pourquoi m’avoir allumé une lampe buveuse ? Viens ici, que je te fasse crier ! LE SERVITEUR. Et pourquoi crierai-je ? STREPSIADÈS. Parce que tu as mis une trop grosse mèche… Après cela, lorsque nous arriva ce fils qui est là, nous nous disputâmes, moi et mon excellente femme, au sujet du nom qu’il porterait. Elle voulait qu’il y eût du cheval dans son nom : « Xanthippos, Khærippos, Kallippidès ». Enfin, au bout de quelque temps, nous fîmes un arrangement, et nous le nommâmes « Phidippidès ». Elle, embrassant son fils, le caressait : « Quand tu seras grand, tu conduiras un char à travers la ville, comme Mégaklès, et vêtu d’une belle robe. » Moi, je disais : « Quand donc feras-tu descendre tes chèvres du mont Phelleus, comme ton père, vêtu d’une peau de bique ? » Mais il n’écoutait pas mes discours, et sa passion pour le cheval a coulé mon avoir. Maintenant, durant cette nuit, à force d’y songer, j’ai trouvé un expédient merveilleux qui, si je puis le convaincre, sera pour moi le salut. Mais je veux d’abord l’éveiller. Seulement, comment l’éveiller le plus doucement possible ? Comment ?… Phidippidès, mon petit Phidippidès ! PHIDIPPIDÈS. Quoi, mon père ? STREPSIADÈS. Un baiser, et donne-moi la main. PHIDIPPIDÈS. Voici. Qu’y a-t-il ? STREPSIADÈS. Dis-moi, m’aimes-tu ? PHIDIPPIDÈS. J’en jure par Poséidôn, dieu des chevaux ! STREPSIADÈS. Non, non, pas de ce dieu des chevaux ! C’est lui qui est la cause de mes malheurs. Mais si tu m’aimes réellement et de tout cœur, ô mon enfant, suis mon conseil. PHIDIPPIDÈS. Et en quoi faut-il que je suive ton conseil ? STREPSIADÈS. Change au plus tôt de conduite, et va prendre des leçons où je t’indiquerai. PHIDIPPIDÈS. Parle, qu’ordonnes-tu ? STREPSIADÈS. Et tu obéiras ? PHIDIPPIDÈS. J’obéirai, j’en jure par Dionysos. STREPSIADÈS. Regarde de ce côté. Vois-tu cette petite porte et cette petite maison ? PHIDIPPIDÈS. Je les vois ; mais, mon père, qu’est-ce que cela veut dire ? STREPSIADÈS. C’est le philosophoir des âmes sages. Là sont logés des hommes qui disent et démontrent que le ciel est un étouffoir, dont nous sommes entourés, et nous, des charbons. Ils enseignent, si on leur donne de l’argent, à gagner les causes justes ou injustes. PHIDIPPIDÈS. Qui sont-ils ? STREPSIADÈS. Je ne sais pas exactement leur nom. Ce sont de profonds penseurs, beaux et bons. PHIDIPPIDÈS. Ah ! oui, les misérables, je les connais. Ce sont des charlatans, des hommes pâles, des va-nu- pieds, que tu veux dire, et, parmi eux, ce maudit Sokratès et Khæréphôn. STREPSIADÈS. Hé ! hé ! tais-toi ! ne dis pas de bêtises. Si tu as souci des orges paternelles, deviens l’un d’eux, et lâche-moi l’équitation. PHIDIPPIDÈS. Oh ! non, par Dionysos ! quand tu me donnerais les faisans que nourrit Léogoras. STREPSIADÈS. Vas-y, je t’en supplie, ô toi, l’homme le plus cher à mon cœur. Entre à leur école. PHIDIPPIDÈS. Et qu’est-ce que je t’y apprendrai ? STREPSIADÈS. Ils disent qu’il y a deux raisonnements : le supérieur et l’inférieur. Ils prétendent que, par le moyen de l’un de ces deux raisonnements, c’est-à-dire de l’inférieur, on gagne les causes injustes. Si donc tu m’y apprenais ce raisonnement injuste, de toutes les dettes que j’ai contractées pour toi, je ne paierais une obole à personne. PHIDIPPIDÈS. Je n’y saurais consentir : je n’oserais pas regarder les cavaliers avec ma face jaune et maigre. STREPSIADÈS. Alors, par Dèmètèr, vous ne mangerez plus mon bien, ni toi, ni ton attelage, ni ton cheval. Je te chasse de ma maison et je t’envoie aux corbeaux marqué au Σ. PHIDIPPIDÈS. Mon oncle Mégaklès ne me laissera pas sans monture. Je vais chez lui, et je me moque de toi. STREPSIADÈS. Eh bien, moi, pour une chute, je ne reste point par terre. Mais j’invoquerai les dieux et j’irai moi-même au philosophoir. Seulement, vieux comme je suis, sans mémoire et l’esprit lent, comment apprendrai-je les broutilles de leurs raisonnements raffinés ? Il faut y aller. Pourquoi hésiter encore et ne pas frapper à la porte ?… Enfant, petit enfant ! UN DISCIPLE. Va-t’en aux corbeaux ! Qui frappe à la porte ? STREPSIADÈS. Le fils de Phidôn, Strepsiadès du dême de Kikynna. LE DISCIPLE. De par Zeus ! tu dois être un grossier personnage, toi qui donnes à la porte un coup de pied si brutal, et qui fais avorter la conception de ma pensée. STREPSIADÈS. Pardonne-moi, car j’habite loin dans la campagne ; mais dis-moi la chose avortée. LE DISCIPLE. Il n’est permis de la dire qu’aux disciples. STREPSIADÈS. Dis-la-moi donc sans crainte, car je viens comme disciple au philosophoir. LE DISCIPLE. Je la dirai ; mais songe donc que ce sont uploads/Finance/ les-nuees-d-x27-aristophane.pdf
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