1 N° 400 – Juin 2019 La Lettre du La récente proposition de « taxe GAFA » franç
1 N° 400 – Juin 2019 La Lettre du La récente proposition de « taxe GAFA » française visant à taxer les entreprises du secteur numérique est venue le rappeler une nouvelle fois : certaines entreprises sont passées expertes dans l’art de minimiser leurs impôts. Au-delà de la succession de scandales d’ampleur (Luxleaks, Paradise Papers, Panama Papers, etc.), la presse s’était déjà largement fait l’écho de montages fiscaux aux noms savoureux (double irlandais, sandwich hollandais1) permettant aux multinationales de réduire leur imposition, particulièrement dans les pays européens : les cinq GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont ainsi payé moins de 10 % d’imposition sur leurs bénéfices hors États-Unis en 20162 (Apple a même payé 0,005 % d’imposition sur ses bénéfices européens en 20143 et Google 2,4 % sur ses profits hors États-Unis entre 2007 et 20094, pour ne citer que quelques cas emblématiques). Mais au-delà de ces cas particuliers, souvent liés à l’industrie numérique, quelle est l’ampleur du phénomène d’évitement fiscal des multinationales pour un pays comme la France5 ? Au préalable, quelques définitions s’imposent. Plusieurs termes, souvent utilisés en la matière, ne recouvrent pas nécessairement les mêmes périmètres. On cerne assez facilement la différence entre l’optimisation fiscale, qui correspond à une application légale plus ou moins astucieuse des règles fiscales dans différents pays, et la fraude fiscale, qui correspond à des activités clairement illégales au regard de la loi. Entre les deux existe cependant une zone grise, souvent désignée sous le vocable d’optimisation fiscale agressive, d’évasion ou d’évitement fiscal, qui correspond à des montages à la limite des règles fiscales ou qui exploitent les incohérences entre systèmes fiscaux nationaux. On utilisera ici la notion d’évitement fiscal, définie comme l’ensemble des pratiques des entreprises multinationales, contraires à l’esprit des législations fiscales, visant à éluder l’impôt sur les sociétés (IS)6. Certaines de ces pratiques sont légales, d’autres pas et peuvent donner lieu à des redressements ou à des poursuites. Leur ampleur est appréhendée ici par la distorsion de localisation de leurs profits au bénéfice des paradis fiscaux et des pays à faible taxation. La Lettre du L’évitement fiscal des multinationales en France : combien et où ? Les exemples d’entreprises multinationales utilisant des dispositifs fiscaux complexes pour soustraire leurs bénéfices à l’impôt sont légion. Au-delà des cas particuliers, mesurer l’ampleur d’un tel phénomène au niveau d’un pays est par nature compliqué. Les stratégies fiscales mises en place par les multinationales laissent toutefois des traces dans leurs comptes et dans les statistiques officielles, qui peuvent être exploitées pour mesurer les montants en jeu. Cette Lettre propose une quantification de ces montants dans le cas français, à partir de données collectées auprès des entreprises pour l’établissement de la balance des paiements. Les profits non déclarés en France atteindraient quelque 36 milliards d’euros en 2015, soit 1,6 % du PIB, un montant 30 fois supérieur à ce qu’il était au début des années 2000. D’après nos estimations, neuf des dix premiers pays d’enregistrement des profits manquants en France sont européens. D’où l’importance de l’échelon européen dans les politiques de lutte contre l’évitement fiscal des multinationales. 1. « Où vont les profits des multinationales ? », Questions à Laurence Nayman, L’économie internationale en campagne, 20 questions d'économie internationale pour le quinquennat, CEPII, novembre 2017. 2. « Multinationals pay lower taxes than a decade ago », Financial Times, 2018. 3. La Commission européenne a jugé ces avantages comme des aides fiscales indues, condamnant Apple à une amende de 13 milliards d’euros (http://europa.eu/rapid/press-release_IP- 16-2923_fr.htm). Voir également S. Lafitte & F. Toubal (2019), « L’évitement fiscal des multinationales : le rôle clé des plateformes de vente installées dans les paradis fiscaux », La Lettre du CEPII, n° 397, mars. 4. J. Drucker (2010), « The tax haven that's saving Google billions », Bloomberg Businessweek, 21 octobre. 5. La quantification proposée dans cette Lettre est issue de V. Vicard (2019), « The exorbitant privilege of high tax countries », Document de travail du CEPII, n° 2019-06, mars. 6. On n’abordera pas ici la question de la concurrence fiscale entre États, particulièrement vive au sein de l’UE, qui produit une baisse des taux d’IS au niveau mondial et un report de la charge fiscale sur les facteurs peu mobiles. 2 Comment mesurer l’évitement fiscal des multinationales ? L’évitement fiscal est par nature une activité cachée, dont il est difficile d’avoir des preuves directes. Pourtant, si le phénomène est assez massif, il transparaît forcément dans les indicateurs économiques mesurant l’activité des entreprises. Reste à savoir où chercher. Puisque l’on parle ici de localisation du profit des entreprises multinationales entre pays, il est naturel de se tourner vers la balance des paiements, car c’est là que sont enregistrés tous les échanges d’un pays avec le reste du monde. On peut distinguer trois instruments principaux d’évitement fiscal qui, chacun, affectent différentes composantes de la balance des paiements : (1) la manipulation des prix de transfert dans les transactions internationales entre filiales d’un même groupe affecte les exportations et les importations de biens et de services, tout comme (2) la localisation d’actifs immatériels (brevets, marques) dans des paradis fiscaux rémunérés sous forme d’importation de services par les autres filiales ; quant à (3) l’utilisation stratégique des dettes intra-groupe, dont les intérêts sont déductibles des revenus imposables, elle affecte les flux d’intérêt et les encours de dette. Tous ces instruments affectent également les revenus d’investissements directs étrangers (IDE), qui mesurent les bénéfices des filiales des multinationales opérant en France (qu’ils soient rapatriés sous forme de dividendes ou réinvestis dans la filiale, les deux étant enregistrés dans la balance des paiements). Dans un pays à haut niveau d’IS, on s’attend donc à ce que l’évitement fiscal des multinationales, en gonflant les profits déclarés dans des pays à bas niveau de taxation, augmente les revenus d’IDE entrants et réduise les revenus d’IDE sortants (l’évitement fiscal réduisant les profits des filiales françaises des multinationales étrangères). Le paradoxe des revenus d’investissement en France Ces anomalies se retrouvent de manière flagrante dans les données agrégées de balance des paiements. La France est emprunteuse nette au niveau international depuis 2004, ce qui devrait conduire à des sorties nettes de revenus d’investissement. Pourtant le solde des revenus d’investissement français est largement positif (graphique 1), à plus de 1 % du PIB, et contribue à compenser le déficit du solde des biens dans la balance courante (Emlinger et al., 20197). Cette « anomalie » s’explique en partie par une différence dans la composition du passif et de l’actif de la position extérieure, ce dernier étant biaisé en faveur des IDE plus rémunérateurs que la dette (notamment publique) dans les années 2000. Mais elle s’explique surtout par un rendement des IDE français à l’étranger supérieur à celui des IDE étrangers en France. Cette situation est à bien des égards similaire à celle des États-Unis et a longtemps été associée au « privilège exorbitant du dollar » dans le cas américain. La France et les États-Unis (jusqu’à la réforme fiscale de 2018) ont pourtant aussi la particularité d’être des pays dont le niveau d’IS est relativement élevé : l’évitement fiscal des multinationales pourrait très bien expliquer de telles anomalies, qu’on retrouve d’ailleurs, en moyenne, dans les autres pays à haut niveau de taxation. Or, cette déconnexion croissante entre les revenus d’investissement et la position extérieure nette depuis le début des années 2000 coïncide avec le creusement progressif du différentiel de niveau de taxation des bénéfices entre la France et ses partenaires. En 2000, l’écart de taxation entre la France et le reste du monde était de 5 points de pourcentage. Cet écart n’a cessé de se creuser sous l’effet de la concurrence fiscale entre pays, qui a conduit à une baisse généralisée du niveau de taxation des profits des entreprises, de 32 % à 23 %. Il a atteint jusqu’à 16 points de pourcentage entre 2013 et 2015 et en atteignait 12 en 20188. Les profits des filiales de multinationales présentes en France à la lumière des données Il faut aller plus loin dans l’analyse pour quantifier à partir de ces anomalies statistiques ce qui est attribuable à l’évitement fiscal. Les données collectées auprès des entreprises par la Banque de France pour la production de la balance des paiements fournissent des informations détaillées sur l’investissement, les dividendes reçus et les bénéfices réinvestis des filiales des multinationales ayant une activité en France, permettant d’analyser les déterminants de la localisation des bénéfices des entreprises multinationales. Ces données couvrent l’ensemble des filiales de maisons- mères françaises et des filiales françaises d’entreprises étrangères au-delà d’un seuil de 5 millions d’euros d’investissement, et ont vocation à en fournir une représentation fiable pour l’ensemble de l’économie. Les données brutes fournissent de premiers chiffres éclairants. 33 % des multinationales françaises détiennent directement9 au moins une filiale dans un paradis fiscal10. Ces filiales dans les paradis fiscaux concentrent une part disproportionnée des profits des groupes français : 19 % des profits étrangers des maisons-mères françaises sont ainsi enregistrés 7. C. Emlinger, S. Jean & V. Vicard (2019), « L’étonnante atonie des uploads/Finance/ lettre-du-cepii.pdf
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- Publié le Oct 08, 2021
- Catégorie Business / Finance
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