[p. 537-564] Morgane TIREL Arch. phil. droit 62 (2020) Le nouvel intérêt social

[p. 537-564] Morgane TIREL Arch. phil. droit 62 (2020) Le nouvel intérêt social, un changement de modèle normatif Morgane TIREL Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris-Saclay RÉSUMÉ. — Enjeu de pouvoir et reflet de controverses sur le rôle et la finalité de l’entreprise, l’intérêt social a fait son entrée dans le code civil, de manière éclatante, à la faveur de la « loi PACTE ». Contrairement à l’idée répandue selon laquelle cette consécration législative ne serait qu’une formalisa- tion – à droit constant – de la jurisprudence, il est soutenu ici que le législateur a affirmé pour la première fois, bien qu’implicitement, une conception inédite, élargie, de l’intérêt social. En imposant une obligation de gérer la société conformément à son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux liés à son activité, l’article 1833 alinéa 2 du code civil recèle cependant une ambiguïté fondamentale : le législateur a entendu faire des enjeux sociaux et environnementaux une composante de l’intérêt social, tout en exigeant qu’ils soient simplement « pris en considération ». Cet apparent paradoxe traduit en réalité un nouveau modèle normatif. Contournant l’obstacle qui aurait consisté – aux prix d’une insécurité juridique majeure – à imposer directement aux sociétés de se conformer à des enjeux sociaux et environnementaux indéterminés, le législateur a érigé une obligation de réflexion et de délibération sur ces enjeux au cours du processus de décision sociale, faisant le pari que cet impératif procédural modifiera l’agir pratique des acteurs concernés. Ce nouveau modèle normatif traduit une conception renouvelée du rôle et de la finalité de l’entreprise sociétaire, expressément dépositaire d’une certaine conception de l’intérêt général. MOTS-CLÉS. — Loi PACTE – RSE – intérêt social – soft law 1. La loi du 22 mai 2019, dite « loi PACTE »1, en consacrant la notion d’intérêt social au sein des règles fondamentales du droit des sociétés, rompt avec une politique législative ancienne qui refusait de reconnaître cette notion dans la loi2 : « La société est gérée dans son 1 Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises. 2 V. JO déb. Ass. Nat. 12 juin 1965, p. 2031. À l’occasion des travaux parlementaires de la loi de 1966, des amendements tendant à intégrer la notion d’abus de droit en droit des sociétés en la définissant par la violation de l’intérêt social furent rejetés. Jean Foyer, alors garde des Sceaux, se prononça en faveur du rejet, refusant que les juges soient liés par des définitions. « L’abstention du législateur prend figure de véritable doctrine », a-t-on écrit alors (J. Schapira, « L’intérêt social et le fondement de la société anonyme », RTDcom. 1971, p. 958, n° 2). 538 É TUDE [p. 537-564] Morgane TIREL Arch. phil. droit 62 (2020) intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », énonce désormais l’article 1833 alinéa 2 du code civil. À défaut de formuler une définition de l’intérêt social – omnis definitio in iure civili periculosa est3 –, le législateur en a choisi, pour la première fois, une conception. Les grandes notions juridiques peuvent en effet être appréhendées par leur définition, mais aussi par leur conception : alors que la première revêt un caractère opérationnel4, déterminant a priori les critères d’une notion, la seconde est plus évanescente ; elle a une forte dimension abstraite5, voire philosophique6. Sous les dehors d’une controverse juridique, les différentes conceptions de l’intérêt social sont éminemment politiques, qui toujours ont trait au rôle de l’entreprise dans la société des hommes. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’article 1833 du code civil a été réécrit la « main tremblante »7. 2. En effet, l’intérêt social est traditionnellement tenu pour « introuvable »8 : le concept est « trop fluide pour être codifié »9, au point d’être analysé comme inconsistant10 en tant que notion unitaire. Là, il est un « mythe »11 entre les mains du juge ; ici, un « voile »12 dissimu- lant la multitude des intérêts divergents au sein de la société. Loin d’être inutile ou dépourvu de sens, c’est un « concept à géométrie variable »13, un « standard »14, ne pouvant se définir précisément qu’au cas par cas. En ce sens a-t-il été observé que l’intérêt social ne se conçoit que violé15. Par hypothèse, nul ne peut définir la notion avec précision, la logique du « flou »16 lui étant consubstantielle17. Tout au plus, pour en donner une définition générale, a-t-on pu 3 Cinquante Livres du Digeste ou des Pandectes de l’Empereur Justinien, Rondonneau, 1805, trad. Hulot, 50. 17. 202. 4 V. not., J. Dabin, Théorie générale du droit, Dalloz, 1969, n° 253 : « la praticabilité du droit veut des définitions […] aptes au maniement » ; J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, PUF « Thémis droit », 2e éd., 2001, p. 109, n° 60 : « il faut que la définition soit assez nette et certaine pour pouvoir être appliquée ». 5 Cette dimension abstraite s’explique par son lien avec le concept. Sur celui-ci, v. not., A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 3e éd., 2010, v° Concept : renvoie à « l’idée […] abstraite et générale, ou du moins susceptible de généralisation ». Sur le lien entre notion et concept, v. not., J.-Ph. Derosier, « Enquête sur la limite constitutionnelle : du concept à la notion », RFDC 2008, p. 788 : la notion est « la mise en œuvre normative du concept ». 6 Évoquant la « dimension philosophique forte » de la réforme, v. P.-H. Conac, « L’article 1833 et l’intégration de l’intérêt social et de la responsabilité sociale de l’entreprise », Rev. Soc. 2019, p. 570. 7 Assemblée nationale, Rapport de la Commission spéciale, t. II, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 septembre 2018, p. 26. 8 A. Pirovano, « La "boussole" de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l’entreprise ? », D. 1997, p. 189. 9 J. Schapira, « L’intérêt social et le fondement de la société anonyme », RTDcom. 1971, p. 958. 10 G. Sousi, L’intérêt social dans le droit français des sociétés commerciales, Thèse dactyl., Lyon III, 1974, not. p. 352. 11 G. Sousi, op. cit., p. 358. 12 A. Bennini, Le voile de l’intérêt social, préf. C. Hannoun, Lextenso, « LEJEP », 2013, p. 1, n° 1. 13 J.-P. Bertrel, « Liberté contractuelle et sociétés : Essai d’une théorie du "juste milieu" en droit des sociétés », RTDcom. 1996, p. 595, n° 55. 14 M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 32e éd., 2019, p. 265, n° 605 ; G. Goffaux-Callebaut, « La définition de l’intérêt social. Retour sur la notion après les évolutions législatives récentes », RTDcom. 2004, p. 35, n° 1. 15 « De même que les biologistes disent parfois que la vie ne se conçoit que menacée, l’intérêt social, en droit des sociétés, ne se conçoit que violé», A. Viandier, OPA, OPE et autres offres publiques, Francis Lefebvre, 2014, 5e éd., n° 2024, p. 386. 16 M. Delmas-Marty, Le Flou du droit, Du code pénal aux droits de l’homme, PUF « Quadrige Essais Débats », 2004. 17 V. infra, n° 22. L E NOUVEL INTÉRÊT SOCIAL 539 [p. 537-564] Morgane TIREL Arch. phil. droit 62 (2020) affirmer que l’intérêt social est un « impératif de conduite, une règle de déontologie qui impose de respecter un intérêt supérieur à un intérêt personnel »18, permettant d’apprécier la validité d’une décision ou d’un acte pris au nom et pour le compte de la société. Ainsi, l’intérêt social est traditionnellement perçu comme une norme de gestion qui s’impose en premier lieu aux dirigeants sociaux, ou pour reprendre une image qui devait connaître la fortune, une « boussole »19 devant constamment guider leur action. Ces éléments d’analyse n’ont rien perdu de leur justesse depuis la réforme. 3. L’intérêt social appartient à la catégorie des notions fonctionnelles20, de celles qui « constituent des notions "ouvertes", prêtes à s’enrichir de tout l’imprévu du futur »21, de celles dont l’unité provient de la fonction – qui est, fondamentalement, d’assurer « une certaine police des sociétés »22. Ce caractère fonctionnel résulte de l’exigence d’une certaine souplesse dans l’appréhension, nécessairement pragmatique, de cette norme de gestion qui transcende l’ensemble du droit des sociétés. Il résulte surtout, historiquement, d’un refus d’arbitrer, de la part du législateur, entre plusieurs conceptions du rôle de l’entreprise. L’intérêt social constitue, en effet, un enjeu politique fondamental qui se manifeste à plusieurs niveaux : entre l’État, les entreprises et les différentes parties prenantes, l’enjeu est celui de la finalité de l’activité économique et du partage de la création des richesses ; entre les action- naires et les dirigeants sociaux, il est un enjeu de pouvoir au sein de l’entreprise23. Le rapport Marini a pu ainsi « se demander si l’intérêt social, censé transcender les intérêts des action- naires, n’est pas devenu l’alibi d’un nouveau "despotisme éclairé"… »24. Les débats sur l’intérêt social qui animent la doctrine depuis uploads/Finance/ morgane-tirel-le-nouvel-inte-re-t-social-un-changement-de-mode-le-normatif-archives-de-philosophie-du-droit-dalloz-t-62-2020.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Mai 10, 2022
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.8100MB