Le ventre des femmes Capitalisme, racialisation, féminisme Albin Michel Bibliot

Le ventre des femmes Capitalisme, racialisation, féminisme Albin Michel Bibliothèque Idées LE VEN TRE DES FEMMES Françoise Vergés LE VENTRE DES FEMMES Capitalisme, racialisation, féminisme Albin Michel Collection « Bibliothèque Albin Michel Idées» dirigée par Hélène Monsacré © Éditions Albin M ichel, 2 0 17 «La décolonisation est un processus historique \ » Frantz Fanon i. Frantz Fanon, «De la violence», dans Les Damnés de la terre (19 6 1), in Œuvres, Paris, La Découverte, 2 0 11, p. 4 51-4 52 . . • • : , . . Introduction En juin 1970, un scandale éclate à l’île de La Réunion: des milliers d’avortements sans consentement auraient été prati­ qués par des médecins, qui auraient prétexté des opérations bénignes pour se faire ensuite rembourser par la Sécurité sociale. Ainsi, non contents d’amasser des sommes considérables, ils auraient enfreint deux lois: celle qui interdit l’avortement et criminalise ceux qui la pratiquent, et celle qui encadre les remboursements d’actes médicaux. Plusieurs femmes portent plainte ; mais elles seront à peine entendues. Pendant le procès, les inculpés déclarent avoir été encouragés indirectement par les politiques antinatalistes que l’Etat a mises en place dans les départements d’outre-mer1 et directement par ses représen­ tants sur l’île, alors que la contraception et l’avortement sont criminalisés et durement réprimés en France, et qu’à cause de 1. Départements d’outre-mer: anciennes colonies esclavagistes - Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion - constituées en départe­ ments par la loi du 19 mars 1946. cette criminalisation un million de femmes risquent la mort en avortant chaque année dans des conditions déplorables1. La contradiction n’est qu’apparente. C ’est le même contrôle du corps des femmes qui est visé en France et dans les dépar­ tements d’outre-mer (D O M ), mais il n’est pas pratiqué de la même manière dans les deux lieux. En France, l’Etat veut que les femmes fassent des enfants; dans les DO M , il lance des campagnes antinatalistes agressives et retarde systémati­ quement la mise en œuvre des lois sociales de protection des femmes enceintes. Sans doute peut-on dire que, dans les deux cas, le corps des femmes est instrumentalisé pour les intérêts de l’Etat, mais il n’en demeure pas moins que la différence est cruciale de l’un à l’autre. Dans les colonies devenues dépar­ tements d’outre-mer, la reproduction a été intégrée dans la logique du capitalisme racial. Autrement dit, les politiques de reproduction sont adaptées aux besoins de la ligne de couleur dans l’organisation de la main-d’œuvre : le ventre des femmes a été racialisé. Les politiques des années 1960-1970 sont le résultat d’un choix politique qui remonte à 1945 et de la décision prise alors de ne pas développer les industries locales ni de les diversifier. En conséquence, il n’est plus besoin d’une large main-d’œuvre locale ; rapports, discours et études successives commencent à invoquer la notion de surpopulation, qui finira par s’imposer. En outre, craignant des soulèvements dans le contexte global de la décolonisation, les experts chargés du plan proposent io Le ventre des fem mes 1. La loi du 31 juillet 1920 réprime «la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle». Les peines pour la provocation à l’avorte­ ment et la fourniture de moyens pour s’en servir vont de six mois à trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 100 à 3000 francs. La propagande anticonceptionnelle et la vente de produits destinés à prévenir la grossesse sont punies de un à six mois d’emprisonnement et d’une amende de 100 à 5 000 francs. La loi du 27 mars 1923 fait passer l’avortement de crime à délit. Introduction deux politiques : le contrôle des naissances et l’organisation de l’émigration par l’État. Des mesures les mettent finalement en oeuvre dans les années 1960, et une opinion idéologique s’im­ pose peu à peu comme une vérité: les femmes non blanches font trop d’enfants et sont la cause du sous-développement et de la misère. Le contrôle des naissances à La Réunion s’ins­ crit non seulement dans la politique de l’État français qui reconfigure son espace dans l’après-guerre, mais aussi dans les politiques internationales de contrôle des naissances que les grandes puissances lancent dans le tiers-monde. Il n’est donc pas surprenant qu’à La Réunion (et aux Antilles) des médecins, des assistantes sociales et des infirmiers se soient sentis encou­ ragés, légitimés, et pleinement soutenus dans leur activité d’avorteurs. La « surpopulation » des DOM étant devenue une cause d’État, elle trouva des serviteurs zélés. Cette affaire, emblématique, permet d’analyser les choix politiques et économiques gouvernementaux pour les « outre­ mer », la politique de répression et d’hégémonie culturelle dans une postcolonie, les nouvelles formes de féminité et de mas­ culinité qui sont proposées dans les DOM, l’adoption, y com­ pris par les féminismes « francocentrés », d’une cartographie mutilée produite par le dispositif discursif de ce que l’historien Todd Shepard a appelé « l’invention de la décolonisation1 ». De fait, la V e République réorganise, dans le contexte de la guerre 11 1. Todd Shepard, 1962, Comment l’indépendance algérienne a trans­ form é la France (2006), Paris, Payot, 2008. Le titre anglais, The Invention o f Decolonization, décrit mieux ce que l’auteur analyse : « Les Français, pendant la Révolution algérienne, ont embrassé l’idée que le mouvement de décolo­ nisation avait, en lui-même, un caractère prescriptif. A la fin de la guerre, son “invention” a fait de la décolonisation une catégorie historique» ; autrement dit, « toute discussion sur le racisme et sur d’autres formes de discrimination ou d’exclusion que la Révolution algérienne avait exposées au grand jour, était ainsi forclose» (p. 443). d’Algérie, son espace postcolonial et, quelques années après l’indépendance de l’Algérie, introduit de nouveaux réaména­ gements en opérant des choix dans les domaines économique, politique, culturel et social dans les outre-mer. Une nouvelle carte des territoires apparaît, distinguant ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas, ce qui explique la coexistence de deux politiques contraires: d’un côté, l’interdiction de la contraception et de l’avortement en France et, de l’autre, leur encouragement dans les DOM . L’étude fine des politiques de la reproduction dans le long temps colonial révèle une gestion du ventre des femmes qui éclaire la colonialité du pouvoir telle qu’elle se décline dans la seconde moitié du xxe siècle. Elle permet d’analyser des poli­ tiques de biopouvoir, exercées dans les outre-mer par les gou­ vernements successifs de la V e République, quelle que soit leur ligne politique, et avec le soutien actif d’institutions et d’agents locaux. Cette étude ne vise pas à ajouter des chapitres oubliés à l’histoire de France, mais à questionner la structure même du récit1. L’histoire de la gestion du ventre des femmes dans les Sud fait apparaître non seulement l’assignation des femmes à la reproduction, mais la dimension racialisée de cette assignation. Cet ouvrage cherche à introduire des voix dissonantes dans le récit du féminisme. Car les femmes des outre-mer, quelles soient esclaves, engagées ou colonisées, existent à peine dans les analyses féministes, qui les traitent au mieux comme des témoins d’oppressions diverses, mais jamais comme des per­ sonnes dont les paroles singulières remettraient en cause un universalisme qui masque un particularisme. Là encore, il ne i . i. Voir à ce sujet les travaux de Sylvia Wynter, «Unsettling the Coloniality of Being/Power/Truth/Freedom : Towards the Human, After Man, Its Overrepresentation - An Argument», The New Centennial Review, 2003, 3:3, ainsi que Katherine McKittrick et Sylvia Wynter, On Being Human as Praxis, Durham, Duke University Press, 2014. 12 Le ventre des femmes Introduction 13 s’agit pas d’ajouter des «chapitres manquants» au récit fémi­ niste, mais de pratiquer une analyse qui, en tirant plusieurs fils à la fois, observe ce qui se joue dans les processus d’inéga­ lité de genre, de classe, de racisation sur des territoires de la République issus de son empire colonial esclavagiste. Ce livre se veut un acte de réparation historique envers des femmes des outre-mer racisées, méprisées et exploitées. Il est aussi né du constat partagé par toute une génération de chercheurs de la nécessité de « désoccidentaliser » le monde et de développer une histoire «connectée», globale et trans­ nationale, au rebours de l’histoire «nationale» des colonies françaises devenues les «outre-mer», qui sont systématique­ ment renvoyées à un chapitre marginal de l’histoire française, intégrées au discours officiel ou gouvernemental au seul titre de «richesse pour la France» et d’«atout» en leur qualité d’espace d’une «biodiversité exceptionnelle» ou de cultures qui confirmeraient une «diversité» heureuse et harmonieuse de la République française. Il s’agit donc, plus généralement, d’analyser le processus d’oubli en politique, ses déplacements, ses stratégies, ses logiques. Dans ces pages, il est surtout question de La Réunion, puisque l’île est le théâtre du « cas » emblématique choisi pour les besoins de l’analyse. L’existence de longue date d’une forte tradition légitimiste et conservatrice en fait aussi un cas d’école. Je dénoue les fils d’un système de domination qui prend la suite de ce que nombre de Français perçoivent comme la fin de la domination coloniale, à savoir l’indépendance de l’Algérie. Face à la uploads/Finance/ verges-francoise-le-ventre-des-femmes.pdf

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  • Publié le Fev 13, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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