Mineure 54 Luttes de classes sur le web Chapeau 119 En rajoutant à la médiasphè

Mineure 54 Luttes de classes sur le web Chapeau 119 En rajoutant à la médiasphère une nouvelle couche de communications globales, instantanées et modulables à l’infini, les technologies numé- riques ont commencé à restructurer drastique- ment toutes les couches de l’économie mondiale. Depuis les emballements du trading automatique dans les plus hauts cercles de la finance jusqu’à la vente de poissons par téléphone portable dans les plus petits ports d’Afrique, de nouvelles sources de profits et de nouvelles formes d’exploitation viennent se superposer à celles que connaissait (et que connaît toujours) le capitalisme indus- triel. Quelle est la nature de ces nouveaux modes d’exploitation ? Comment les contrer ? Comment l’économie de l’attention vient-elle surdétermi- ner les conflits d’intérêts de l’économie classique ? Quelles nouvelles luttes entre quelles nouvelles classes prennent forme sous nos yeux, à l’occasion du déploiement du capitalisme cognitif ? Voilà les questions auxquelles ce dossier tente d’apporter quelques réponses1. 1 La publication de ce dossier a été possible grâce au soutien financier apporté par l’UMR LIRE, le CNRS et la Région Rhône-Alpes au travail de traduction des articles en langues étrangères, dans le cadre du PEPS et de l’arc5 Du Mechanical Turk au free labor Le simple fait de pouvoir communiquer à travers la planète à un coût marginal virtuellement nul suffit à entraîner des conséquences dramatiques pour des pans entiers du travail intellectuel et relationnel. Tout le monde connaît la délocali- sation des centres d’appels téléphoniques vers l’Inde ou le Maghreb. On connaît moins bien, pour le moment, les différentes agences trans- nationales qui proposent de délocaliser sur une base ponctuelle les opérations intellectuelles les plus diverses. Vous devez traduire une vidéo de 22 minutes de l’anglais en espagnol ? Pourquoi payer un traducteur européen au prix fort alors que vous pouvez passer par le Mechanical Turk (lancé par amazon.com), Elance.com ou oDesk. com, qui vous mettent en contact avec un intel- lectuel précaire latino-américain, très heureux de faire pour moins de 50 $ ce qui vous en aurait consacrés à l’étude de l’économie de l’attention. Nos re- merciements tout particuliers vont à Nedjima Kacidem et à Frédéric Brun pour leur expertise administrative hors pair, aux auteurs qui nous ont accordé gracieusement le droit de reproduire leur texte, ainsi qu’aux traducteurs qui ont fait de vrais exploits en un temps record. Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques Yves Citton sommaire Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques 00 Yves Citton Digitalisme L’impasse de la media culture 00 Matteo Pasquinelli Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste 00 McKenzie Wark Capitalisme mental 00 Georg Franck De l’exploitation à l’exploit 00 Alicia Amilec Y a-t-il une araignée sur la toile ? 00 Yann Moulier Boutang Mineure Luttes de classes sur le web Multitudes 54 120 121 puissant que ceux qui existent à ce jour : en déchiffrant humainement des lettres tordues, nous travaillons pour apprendre à la machine à affiner ses capacités de déchiffrement. Avec 200 millions de mots traités ainsi chaque jour sur Internet, le logiciel issu de ce programme (recaptcha) a pu faire des progrès considé- rables, dont nous sommes tous susceptibles de profiter à travers des numérisations plus exactes des textes scannés6. Comme l’illustre cet exemple, lorsque nous interagissons sur Internet, l’intelligence individuelle propre à nos comportements humains constitue une source constante et une puissance énorme d’intelligence com- mune diffuse, qu’un algorithme bien conçu peut parfois rendre étonnamment productive. L’émergence du numérique, c’est d’abord le jaillissement (souvent passionné et ludique) de cette intelligence diffuse, dont la mise en réseaux en temps réel permet de multiplier merveilleusement la puissance libératrice et culturellement enrichissante. Du playbor au parasitisme vectorialiste Et pourtant, le capitalisme contemporain est agencé autour de la capture parasitaire de la productivité (plus ou moins diffuse) de ce travail gratuit : « le free labor est le travail immanent au capitalisme tardif, et le capita- lisme tardif est ce mode de production qui tout à la fois favorise le travail gratuit et qui l’épuise »7. Fans, bloggeurs, contributeurs à des sites collectifs ou à des listes de diffusion, 6 Voir « Harnessing Human Computation », The Econo- mist, 1er juin 2013. Voir aussi, Ayshan Aytes, « Return of the Crowds. Mechanical Turk and the Neoliberal States of Exception », in T. Scholz, op. cit., pp. 79-97. 7 Tiziana Terranova, « Free Labor », art. cit., p. 50. voire invités de téléréalité : autant de formes de main-d’œuvre non-rémunérée qui relèvent du « playbor », mélange indissociable de plaisir ludique (play) et de travail productif (labor), faisant d’Internet un mixte instable et dérou- tant de terrain de jeu et d’usine. Comment définir et mesurer les nouvelles formes d’exploitation auxquelles nous soumet l’appareil de capture capitaliste ? Matteo Pas- quinelli, dans son ouvrage Animal Spirit. A Bes- tiary of the Commons – dont un chapitre consti- tue sa contribution à ce dossier – propose de les saisir par une critique du « digitalisme ». L’idéo- logie digitaliste représente Internet comme un réseau horizontal, constitué de rapports symé- triques et fondamentalement démocratiques, au sein duquel les nœuds/agents produisent et échangent sur une base égalitaire, dont le peer-to-peer représente le modèle général. S’inspirant de la théorie du parasite formulée par Michel Serres en 19808, Matteo Pasqui- nelli souligne qu’on ne peut bien comprendre la reconfiguration de nos modes de produc- tion par le numérique qu’en y reconnaissant une structure ternaire (et non binaire comme le peer-to-peer), asymétrique, dans laquelle un parasite immatériel extrait un surplus d’énergie (qui peut prendre la forme de travail, de profit ou d’investissements libidinaux) pour l’attri- buer à un tiers, qui se trouve ainsi bénéficier d’une rente de monopole. L’évolution récente de l’industrie musicale illustre son analyse : « les échanges et réseaux de pair-à-pair ont certes affaibli l’industrie musicale, mais le surplus a été réalloué en faveur d’entreprises produisant de nouvelles formes de hardware [baladeurs mp3, iPods] ou contrôlant l’accès à Internet [Verizon, Orange, SFR]9 ». 8 Michel Serres, Le Parasite, Grasset, Paris, 1980. 9 Matteo Pasquinelli, Animal Spirit. A Bestiary of the Commons, NAI, Rotterdam, 2008, pp. 66-67. coûté 1 500 au tarif conventionné ? La qualité de la traduction sera calamiteuse ? Pas forcément, dès lors que ces agences mettent en place un système d’évaluation par les utilisateurs. Alors qu’un étudiant uruguayen fera un piètre travail pour 22 $, un traducteur doté d’un rating de 4,9 étoiles (sur un maximum de 5) monnaiera ses services haut de gamme pour 33 $2. Évalué à un milliard de dollars en 2012, ce type d’emploi devrait se monter à 5 milliards en 2018. Ces chiffres sont encore assez faibles au niveau de l’économie mondiale, et le numé- rique ne fait ici rien de bien nouveau. Comme le remarque Trebor Scholz dans un excellent volume collectif consacré à ces questions, on a affaire dans de pareils cas « à de nouvelles formes de main-d’œuvre, mais à d’anciennes formes d’exploitation3 » : en baissant le coût et en accélérant la vitesse de la mise en communi- cation entre les points du réseau, Internet élar- git le domaine de la mise en concurrence, tire les hauts salaires vers le bas (mais aussi les bas salaires vers le haut) – accroissant au passage les profits de ceux qui sont en position de jouer sur cette concurrence élargie. Comme le remarque le même auteur, en se focalisant sur ce type de phénomènes, on en risquerait d’oublier une forme bien plus massive d’exploitation, celle qui rend « le travail numérique [digital labor] du monde surdéveloppé dépendant de la sueur du travail exploité dans un pays comme la Chine4 ». 2 L’exemple est tiré de l’article « The Workforce in the Cloud », The Economist, 1er juin 2013. Le titre euphémis- tique est aussi intéressant que le contenu de l’article, loca- lisant cette main-d’œuvre dans « le nuage ». 3 Trebor Scholz (dir.), Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, 2013, p. 1. L’article d’Andrew Ross, « In Search of the Lost Paycheck » dans ce volume donne un bon panorama d’ensemble de ces nouvelles formes d’exploitation – voir aussi, du même auteur, Nice Work If You Can Get It. Life and Labour in Precarious Times, NYU Press, 2009. 4 T. Scholz, op. cit., p. 3. Plus intéressante est la catégorie du free labor (travail gratuit). Comme l’a bien analysé Tiziana Terranova depuis plus d’une décennie, le free labor sur Internet « comprend les acti- vités de construire des sites, de modifier des logiciels, de lire et de participer à des mailing listes, de construire toute sorte d’espaces vir- tuels » : « le free labor est ce moment où toute une consommation avisée de culture se traduit en un excès d’activités productives, qui sont embrassées avec plaisir, mais qui se trouvent en même temps souvent exploitées de façon éhontée5 ». Ce n’est pas parce qu’on travaille gratuite- ment qu’on se trouve nécessairement en posi- tion d’être exploité. Il est des configurations où chacun peut bénéficier du travail augmentant la puissance collective du commun, même s’il n’est uploads/Finance/m54-citton-nouvellesexploitationsnumeriques.pdf

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  • Publié le Fev 19, 2021
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
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