Les Cahiers du journalisme n o7 – Juin 2000 28 Le quotidien québécois Le Devoir
Les Cahiers du journalisme n o7 – Juin 2000 28 Le quotidien québécois Le Devoir est-il encore un journal de référence ? Comme à ses débuts, est-il toujours, comme l’indique l’histo rienne Dominique Marquis, ce « produit unique en son genre par ses objectifs, par son mode de financement et par la conception du journalisme qu’il fait valoir » (2000) ? Poser la question en ces termes revient, d’une certaine façon, à émettre en creux une double hypothèse : 1. Le Devoir aurait été, à un moment donné de son histoire, un journal auquel il était normal de se “référer” aussi bien pour la qualité de ses écrits que pour son influence dans la société ; 2. pour toute une série de raisons (économiques, politiques, sociales, culturelles, etc.), Le Devoir ne pourrait plus prétendre, aujourd’hui, à “faire référence” dans son environnement. L’objectif de la présente réflexion n’est pas de porter un jugement de valeur sur les diffi cultés financières du Devoir des années 2000 ou sur ses éventuelles faiblesses en matière de prestation journalistique... par rapport au jour nal prestigieux – voire mythique – qu’il aurait pu être dans le passé. Il s’agit plutôt ici, à travers une série d’éditoriaux des principaux directeurs du journal depuis ses débuts et le discours d’une quarantaine de journalistes du Devoir, de tenter de comprendre les perceptions – du point de vue des acteurs – qui sont aujourd’hui à l’œuvre à propos du rôle et de l’influence de ce journal dans la société québécoise. Et de vérifier en quoi ces perceptions peuvent être utiles pour mieux cerner les grandes mutations du champ journalistique au cours des dernières décennies. Sur le plan théorique, cette réflexion s’adosse sur les travaux de John C. Merrill, lequel a Le Devoir est-il encore un journal de référence ? Thierry Watine Professeur Département d’information et de communication Université Laval à Québec 29 Le Devoir est-il encore un journal de référence ? consacré sa carrière à étudier les principaux journaux de référence à travers le monde (voir article de Merrill en page 10). Atypique dans le décalage qu’il présente entre sa forte notoriété (au Canada à tout le moins) et la modestie de son lectorat (inférieur à celui de nombreux journaux locaux), Le Devoir actuel est une entreprise de presse fragile dont l’avenir reste incertain. Contrairement aux grands poids lourds de la presse mondiale (The New York Times, The Indepen dant, Le Monde, El Pais, etc.), Le Devoir n’a pas d’audience – et donc de réputation – internationale. Sur le plan national, il peine à atteindre un tirage de 30 000 exemplaires au Canada.1 Sans parler de ses difficultés financières endémiques qui l’ont conduit à maintes reprises au bord du gouffre. D’un strict point de vue économique, sa longévité n’est pas loin de constituer une énigme. Sur le plan de l’image, celui qui fut sans doute longtemps le titre de langue française le plus prestigieux au Canada dans les années 60/70 est désormais régulièrement remis en question, parfois par certains de ses propres journalistes. Dans un contexte de concurrence sans cesse accrue, les transfor mations de fond et de forme auxquelles Le Devoir a dû procéder au cours des dernières années2 n’ont probablement pas fini de déstabiliser l’institution. Entre les nostalgiques d’un passé sans doute un peu my thifié et les tenants d’un journal davantage profilé aux goûts du jour, la formule gagnante sur le plan à la fois économique et éditorial ne fait pas clairement consensus. Emmenée par l’ancien rédacteur en chef Bernard Descôteaux, huitième directeur en titre nommé en février 1999,3 la nou velle équipe dirigeante du Devoir dispose, de son propre point de vue, d’une marge de manœuvre pour le moins réduite. Au-delà des effets encore très incertains de la politique générale de la nouvelle direction (réformer dans la continuité),4 c’est la réputation même du journal qui est en jeu au moment où, au Québec comme ailleurs, les transformations du champ médiatique sont aussi rapides que difficilement prévisibles. Comment continuer de “faire référence” dans un contexte (celui du marché médiatique) où les journaux ont de plus en plus de mal à main tenir leur tirage face à la concurrence des autres médias et où, par voie de conséquence, les enjeux économiques priment de plus en plus sur les aspects strictement éditoriaux et rédactionnels ? Journaux de référence : les critères de John C. Merrill Sauf à endosser des jugements d’abord affectifs ou des notoriétés factices, n’est pas journal de référence qui veut ! Autorité en la matière, le professeur émérite de l’Université de Columbia (Missouri) et ancien journaliste John Calhoun Merrill, auteur en 1968 de l’ouvrage intitulé Les Cahiers du journalisme n o7 – Juin 2000 30 The Elite Press : Great Newspapers of the World ,5 a analysé au cours des dernières décennies la plupart des grands jounaux de la planète afin de déterminer les meilleurs d’entre eux. Remis à jour dans les années 90, le diagnostic général de Merrill part d’un constat sévère : « An oasis of thoughtful international newspapers thrives amid a worldwide desert of mass, too often crass, newspaper mediocrity » (1999). Tout en admettant le caractère a priori subjectif d’un tel classement mondial, Merrill affirme que les journaux de référence peuvent être dé finis à partir de quelques grands critères distinctifs, sur le fond comme sur la forme : « The elite newspaper must have a cosmopolitan appeal, a serious and rational approach, a cultural concern and a linguistic sophis tication. Moreover, it must be packaged so as to project this seriousness through its typography, makeup and general aesthetic demeanor » (1990). Selon Merrill, ces journaux s’intéressent en priorité aux grandes questions internationales et diplomatiques, à la politique, l’économie et les finances, la science et, d’une manière très générale, les arts et la culture. En clair, ils délaissent – en principe – tout ce qui fait le succès de la presse dite populaire en mettant d’abord l’accent sur l’information plutôt que sur le divertissement ou le spectacle : « The elite paper’s re putation is not built on voyeurism, sensationalism or prurience. Nor it is built on superficial rumor-mongering and eccentric personalities. It offers readers facts (in a meaningful context), ideas and interpretation ; in other words, it provide to its readership a continuing education and not a hodge-plodge of unrelated snippets of information » (1990). Merrill précise que ces titres prestigieux, compte tenu de la position institutionnellement et symboliquement dominante qu’ils occupent au sein des champs médiatiques nationaux, exercent une influence majeure dans les milieux politiques, économiques et intellectuels... tout en ayant à assumer une responsabilité sociale, notamment auprès des citoyens soucieux des questions ayant trait aux droits de la personne et à la dé mocratie : « The elite paper needs a sense of direction – an institutional concept if you want. A major component of this concept is a commitment to high-quality reportage throughout, tempered with a social responsabi lity that enthrones fundamental human rights and outspoken advocacy of what it thinks are reasonable positions. In short, it has a leadership function as well as an informational one » (1990). Même s’il ne renie pas le “Top Ten” établi en 1968 où, à côté du New York Times, du Monde ou du Times figuraient dans le classement des titres aussi inattendus que la Pravda (URSS), le Ren-min Rihbao (Chine) ou même l’Osservatore Romano du Vatican !, Merrill considère que sa sélection des 10 meilleurs journaux en 1999 « [is] much more realistic than the strange clusturing of dailies in 1968 » (1999). Sont ainsi considérés aujourd’hui 31 Le Devoir est-il encore un journal de référence ? comme les meilleurs quotidiens de leur “génération” : le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times (États-Unis), le Süddeutsche Zeitung et le Frankfurter Allgemeine (Allemagne), Le Monde (France), le Neue Zürcher Zeitung (Suisse), The Independent (Royaume-Uni), El Pais (Espagne) et Asahi Shimbun (Japon). Pour ce qui concerne le Canada, seul le Globe and Mail faisait partie, dans un classement élargi au début des années 90, des 20 meilleurs journaux. Quelles qu’en soient les raisons, Le Devoir n’a jamais été retenu par le chercheur américain. Pour Merrill, la révolution des nouvelles technologies dans les do maines de l’information et de la communication n’a pas remis en cause le rôle et l’influence de ces grands quotidiens de référence. Mais leur nombre, estime-t-il, s’est réduit entre 1969 et 1999 sous la pression de plus en plus forte des grands réseaux de télévision (tels CNN ou StarTV) qui cherchent de plus en plus à occuper le terrain traditionnel de la grande presse écrite internationale. Conséquence : certains titres jadis prestigieux comme le St Louis Post Dispatch ou l’Atlanta Constitution aux États-Unis ont été retirés de la liste de Merrill car ils donnent aujourd’hui davantage priorité à l’information de proximité au détriment d’une couverture plus large de l’actualité. Compte tenu de l’évolution selon lui inquiétante de la plupart des médias (aujourd’hui de plus en plus soumis aux lois du marché), Merrill se félicite de uploads/Geographie/ 03-watine.pdf
Documents similaires
-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 15, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2444MB