LUBLIN STUDIES IN MODERN LANGUAGES AND LITERATURE Vol 44, No 4 (2020) Maria Cur

LUBLIN STUDIES IN MODERN LANGUAGES AND LITERATURE Vol 44, No 4 (2020) Maria Curie-Sklodowska University Press E-ISSN 2450-4580 This work is licensed under CC BY 4.0 This work is licensed under CC BY 4.0 This journal is financed by the Polish Ministerial Programme „Support for Scientific Journals” (contract number 320/WCN/2019/1) and the Maria Curie-Sklodowska University. Natalia Nielipowicz, Nicolaus Copernicus University in Toruń, Poland DOI:10.17951/lsmll.2020.44.4.17-26 L’Afrique et l’éveil des sens dans L’Africain de J. M. G. Le Clézio Africa and the Awakening of the Senses in L’Africain by J. M. G. Le Clézio RÉSUMÉ L’intérêt de la présente réflexion est porté sur l’Afrique centrale (l’espace nigéro-camerounais) telle qu’elle apparaît dans un ouvrage de Le Clézio, L’Africain. Nous proposons une approche géocritique qui met en avant la polysensorialité investissant la parole scripturale parfois aussi picturale leclézienne car tous les sens sont importants et présents dans sa perception de l’espace africaine. Nous y étudions l’impact qu’exerce une telle appréhension de l’espace sur le développement du sujet (donc du narrateur) et sur son rapport au monde naturel. On se demande également dans quelle mesure la connaissance empirique oriente ses positions écologiques. Mots-clés : Le Clézio, L’Africain, polysensorialité, espace africaine, engagement écologique ABSTRACT This article focuses on issues concerning Central Africa as depicted in the essay by Le Clézio L’Africain (2004). The geocritical approach to the story told in the piece, will allow us to consider the polisensorism present in the scriptural, and, at times, in the pictorial language by Le Clézio, as all the senses are important and present in his perception of the African landscape. We strive to study the impact of such understanding of space on the development of the subject and its relationship with the world. We also investigate whether this empirical knowledge shapes, to some extent, his ecological attitudes. Keywords: Le Clézio, L’Africain, polisensorism, African landscape, ecological engagement 1. Introduction L’intérêt de la présente réflexion est porté sur l’Afrique centrale (l’espace nigéro- camerounais) telle qu’elle apparaît dans un court ouvrage de J. M. G. Le Clézio datant de 2004, L’Africain. Une approche géocentrée nous permettra de mettre en avant la polysensorialité investissant la parole scripturale et parfois aussi picturale leclézienne car tous les sens sont importants et présents dans la perception leclézienne de l’espace africain. Nous voudrions étudier l’impact qu’exerce une telle appréhension de l’espace sur le développement du sujet (donc du narrateur) et sur son rapport au monde. On se demandera également si cette connaissance empirique n’oriente pas ses positions écologiques. Natalia Nielipowicz, Katedra Literaturoznawcza Filologii Romańskiej, Instytut Literaturoznawstwa, Uniwersytet Mikołaja Kopernika w Toruniu, Collegium Humanisticum, ul. Bojarskiego 1, 87-100 Toruń, nataniel@umk.pl, https:/ /orcid.org/0000-0002-0346-4412 Natalia Nielipowicz 18 L’Africain est un récit auto-bio-géographique (Lazzarotti, 2017, p. 31) écrit à la première personne dont le narrateur se confond avec Le Clézio. Le texte vise à connecter plusieurs regards tournés vers un même lieu (Westphal, 2001, p. 8). L’Afrique y est revue par le fils adulte qui se remémore ses souvenirs d’enfance en Afrique et par le regard imaginé ou deviné de son père qui a passé une vingtaine d’années « en brousse » en tant que médecin. En insérant dans son texte quinze clichés pris par son père et une carte manuscrite, l’auteur engage en quelque sorte une conversation posthume avec son parent : « C’est presque un livre écrit à deux » (de Cortanze, 2004, p. 70), où la description du pays en mots, offerte par le fils, se trouve complétée par les images prises par le père. Ce récit du retour vers les origines s’inscrit aussi dans la catégorie que Dominique Viart appelle « le récit de filiation »1. Tout en dressant le portrait en hommage au père mal compris, le récit présente plusieurs visions de l’Afrique, la figure du parent de Le Clézio étant indissociablement liée à ce pays. Rappelons que le père de l’écrivain est arrivé en Afrique en 1928, à l’âge de trente-deux ans, pour y occuper le poste de médecin itinérant après avoir rompu avec son passé colonial de Maurice et après avoir quitté le conformisme de la société anglaise. Le narrateur ne fait la connaissance de son parent qu’à l’âge de huit ans, en 1948, déjà « à la fin de sa vie africaine » (A, p. 105)2. Plusieurs critiques ont déjà abordé la question identitaire développée dans L’Africain, analysant la quête des origines sous plusieurs angles (p.ex. Lévesque, 2015 et Borgomano, 2009). Nous pensons, de notre côté, mettre au premier plan l’espace géographique dans la présente étude tout en indiquant la chronologie des événements qui se situent à l’origine du développement de la sensibilité du sujet3. 2. L’espace africain et la liberté Une perspective géocentrée se trouve justifiée par la présence à l’ouverture du texte d’une carte manuscrite de la région médicale de Banso : un choix et une démarche narratifs qui placent le lieu au centre des débats. Tout en suscitant des questionnements, ils contribuent à une nouvelle perception du texte et de l’environnement naturel. Le document renvoie au cinquième chapitre de 1 C’est un récit archéologique en prose dans lequel l’enquête, l’hypothèse, le recueil d’informations et de documents restituent l’existence et les voix des parents et des aïeux du narrateur, et qui met l’accent sur les contraintes que la famille, la société et l’histoire font peser sur les vies individuelles. Pour la définition, nous nous référons à la conférence introductive présentée par Dominique Viart dans le cadre du colloque Le récit de filiation : dimensions et extensions qui a eu lieu à l’Université de Gdańsk du 14 au 15 mars 2019. 2 Les chiffres entre parenthèses qui suivent les citations de J. M. G. Le Clézio renvoient après l’abréviation « A » à L’Africain et, après l’abréviation « O » à Onitsha. 3 Lazzarotti s’intéresse aux lieux décrits dans L’Africain, mais il essaie de définir en quoi ce texte traite la notion d’habitant.e. (Lazzarotti, 2017, pp. 31-41). L’Afrique et l’éveil des sens dans L’Africain de J. M. G. Le Clézio 19 l’ouvrage où il se trouve décrit. À partir de cette carte liminaire établie par le père de l’écrivain, Le Clézio expose l’immensité du territoire où celui-là pratiquait son métier (Afrique de l’Ouest comprenant l’est du Nigeria et l’ouest du Cameroun). Les distances marquées en heures et en jours de marche rendent la vraie dimension de ce pays et mettent l’imaginaire du narrateur en branle : [...] les noms forment une litanie, ils parlent de marche sous le soleil, à travers les plaines d’herbes, ou l’escalade laborieuse des montagnes au milieu des nuages : Kengawmeri, Mbiami, Tanya, Ntim, Wapiri, Ntem, Wanté, Mbam, Mfo, Yang, Ngkonkar, Ngom, Nbirka, Ngu [...] (A, p. 81). Le lecteur qui suit avec son doigt la route sur la carte retrouve les noms précités et peut, à son tour, ressentir l’émotion du narrateur. L’usage des emprunts, des noms propres en langue indigène, tout en créant un effet d’authenticité, fait résonner le texte de leur musique étrangère4. Le protagoniste d’Onitsha5, Fintan, un alter-ego enfantin de Le Clézio, est bien sensible au caractère incantatoire de la parole africaine et répète ces noms « comme si en les disant il pouvait saisir leur secret » (O, p. 31). Cette rêverie sur la carte met en valeur le premier aspect important de l’espace africain qui séduit le narrateur et ses parents, c’est- à-dire sa grande étendue appréhendée par la vue et par tout le corps en constant déplacement. Le lecteur leclézien est déjà familiarisé avec l’importance de la marche par d’autres écrits de l’auteur. Ici, cette pratique géopoétique (White, 1987) permet la découverte d’« un pays aux horizons lointains, au ciel plus vaste, aux étendues à perte de vue » (A, p. 83). La liberté inouïe de l’être humain qui est associée à cette étendue a un coût. Il faut subir l’inconfort d’une vie ambulante, parcourir le territoire à la fois immense et difficile, dangereux même. Les parents de l’auteur éprouvent aussi bien le manque que l’excès, pénibles pour leurs sens : une soif inaltérable, la brûlure du soleil, le froid des rivières à traverser, l’humidité des nuits bruissantes ; « ils connaissent [...] l’ivresse de la vie physique, la fatigue qui rompt les membres au bout d’un jour de marche » (A, p. 85). La contrepartie à cette expérience rude et épuisante de la marche, « c’est la découverte de la puissance de la nature, [...] ; elle relève d’un sentiment d’intégrité du vivant [...] », comme le constate Suberchicot (2012, p. 78). Nomadisant à travers le pays africain, les parents de l’écrivain peuvent admirer la beauté des hauts plateaux, des douces collines, des chemins et des pays. Pour Raoul Le Clézio, familiarisé avec la nature des ravins mauriciens, ce n’est pas le côté exotique de la nature du pays qui est une découverte mais l’infinité et la virginité du territoire. La dimension de l’espace l’émeut à un tel point que cet 4 Lire à propos de l’Afrique leclézienne et de l’oralité des cultures d’Afrique, l’article de Kern (2007), surtout le sous-chapitre 2. 5 L’Onitsha est le roman jumeau de uploads/Geographie/ 1-pb 16 .pdf

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