Jean Ray le Démiurge par Henri Vernes L’œil est gris, redoutablement fixe, semb

Jean Ray le Démiurge par Henri Vernes L’œil est gris, redoutablement fixe, semblable, dans les plis des paupières, à l’objectif froid, implacable, d’une caméra. C’est un œil à peine humain. Un œil d’oiseau de proie s’il n’était si pâle. À la rigueur un œil de bourreau, d’inquisiteur sans passion, ou encore de gargouille ressuscitée de son rêve minéral. Et, soudain, cette dureté paraît se diluer, comme si une eau doucement remuée passait sur cette prunelle trop claire, en lavait l’insoutenable éclat pour mettre une tendresse presque enfantine dans le regard. Un regard, qui, tantôt inhumain traverse maintenant le monde des hommes, se pose sur toutes choses avec amour et amitié, pour basculer ensuite, tout à coup, vague et inaccrochable, dans un autre inconnu, dans ces « profondeurs où l’homme ne va pas ». Jean Ray ! On l’a dit visage de pierre. Main de pierre. Cœur de pierre. Il y a du vrai dans cela. Ce masque de sorcier, de magicien parlant de démon à démon avec Satan, dont le profil fait immanquablement penser au fer d’une hache, ce masque ne donne pas l’impression d’être taillé dans de la chair, mais dans une matière, grise, tirée des cratères même de la lune, une matière que tous les soleils, les vents du monde, des sept mers et des cinq continents, ont touché, mais sans la marquer. Car il existe un mythe Jean Ray. Il est la Légende-fait-homme. Il y a Jean-Ray-Gueule-de-Pierre-Ponce, Ray-le-Flibustier, Jean-Ray- l’Insaisissable, Jean-Ray-le-Bourreau, Jean-Ray-le-Gothique, Jean-le- Sioux, Jean-Ray-Tiger-Jack, Jean-Ray-le-maître-des-Araignées, Jean-Ray- le-Balafré, Jean-Ray-l’Irrascible, Jean-Ray-le-Champion-de- l’Impolitesse, Jean-Ray-le-Voyou-de-Génie, et j’en passe… Eh ! oui, Jean Ray c’est sans doute tout cela. Il a une gueule de pierre ponce, un profil de bourreau auquel il ne manque que le chaperon ; sa culture, ses goûts sont gothiques et il a flibusté de la mer des Caraïbes au golfe de Carpentarie, avec de très longs arrêts sur la Rum-row, au temps de la prohibition. Il est insaisissable, car peu de gens peuvent se vanter de le connaître vraiment ; sa grand-mère était une authentique Indienne dakota ; ses compagnons d’aventure, marins et pirates, l’avaient surnommé Tiger-Jack et une de ses passions est d’apprivoiser les tarentules. Balafré, il l’est, mais sur la poitrine et non dans le dos comme on l’affirme, et ces cicatrices ne sont pas les traces du chat-à-neuf-queues (qu’il dit !), mais des marques de balles. Irascible ? Je me souviens de l’accueil plutôt froid que je reçus jadis chez un éditeur bruxellois quand j’y demandai l’adresse de Jean Ray, car on se souvenait de ce jour où Tiger Jack y avait fait une entrée fort remarquée, et le mobilier et le directeur une sortie non moins remarquée… par la fenêtre, avec police- secours à la clé. Jean Ray est aussi le champion de l’impolitesse, car mieux vaut souvent frapper à la porte d’une prison qu’à la sienne. Quant au titre de « voyou de génie », il le doit à l’un de nos plus éminents académiciens, ce qui bien entendu confère à ce titre un caractère définitif, sinon exact. Une telle légende – et qui n’en ferait autant à sa place ? – Jean Ray l’entretient, la polit avec amour. Bien sûr, une légende est toujours embellie, sinon elle ne mériterait plus son nom. Pourtant, il suffit de considérer les photos de Jean Ray – il en existe peu – et en particulier l’une d’elles, qui le représente en pleine force de l’âge, le cou épais, les cheveux plaqués sur le front, l’œil dur sous des paupières globuleuses, le nez comme un coin de fer, la bouche au dessin cruel à force de précision, pour s’assurer qu’il appartient bien à la grande race des gentilshommes de fortune, des mangeurs d’espace, des croqueurs d’or. Et il y a aussi certaines photos, plus récentes – et ô combien inquiétantes ! – et cet étonnant profil indien, pris en ombre chinoise. Quand on étudie ces photos, et aussi quand on entend l’homme parler, tout devient possible. Jean Ray lui-même ne m’écrivait-il pas dernièrement : « avec J. R. on ne sait jamais, n’est-il pas vrai ? » Cher Jean Ray ! À un moment où il vient d’atteindre un âge qui, pour certains, touche à la caducité, et n’est chez lui que plénitude, j’aimerais donner de lui une autre image, parler de son extrême gentillesse envers ses amis, de son amour pour les bêtes – il possède un dogue allemand nommé Kim et ne manque jamais, dans chacune de ses lettres, d’envoyer un bonjour à ma petite chienne papillon –, de son érudition prodigieuse, car il a tout lu, tout vu, de sa mémoire plus prodigieuse encore. Et quel conteur ! Quand il se sent en confiance, il n’arrête plus de parler, lui dont on veut faire un « taiseux ». Sous ses lèvres de goûteur – qui rappellent celles de Cendrars, cet autre grand vivant – sous ses lèvres donc, les images prennent une forme nouvelle, s’exaspèrent, des souvenirs frénétiques jaillissent ou se mêlent les aventures de la Rum-row, les pirateries des mers de Chine et d’Australie, les vieilles blagues de sa toute jeunesse, quand il peignait en vert le cou de sa grand-mère ou jouait de mauvais tours à un boutiquier de Gand, tenancier d’un magasin de couleurs et qui, par la suite, devait devenir le Lanpernisse de Malpertuis. Il parla aussi de son fantôme personnel, de ce petit bonhomme au foulard rouge qui lui apparut à différentes reprises. Il est à noter cependant que, ces derniers temps, quand on parle à Jean Ray de ce fantôme, il cherche à biaiser, à brouiller les pistes, comme s’il avait peur. L’œuvre de Jean Ray se divise en trois parties. Celle, classique, des contes fantastiques comme le Psautier de Mayence, la Ruelle Ténébreuse, le Grand Nocturne, ou le Cimetière de Marlyweck, ou encore de ce prodigieux roman de Malpertuis. La seconde partie est celle de Jean Ray écrivant pour la jeunesse sous le nom de John Flanders. La troisième enfin se résume en un seul nom : Harry Dickson. Ce qui frappe dans les contes de Jean Ray, c’est leur côté humain. Pas de grandiloquence cosmique comme chez Lovecraft, ni de poésie fumeuse comme chez Edgar Pœ. Dans l’œuvre de Jean Ray, l’homme est souvent matière brute. C’est un marin, un truand, ou une bourgeoise confite en bigoterie, et sur ces êtres obscurs, la terreur fond, toutes griffes dehors, une terreur à laquelle cependant celui ou celle qui y est soumis ne s’abandonne pas. Au contraire. On assiste à une lutte sournoise entre le héros et les terribles entités brusquement émergées dans son monde, nébulosités géantes de la nuit, génies enfermés dans des chambres scellées et soudain libérés, déités dévorantes des anciens cultes, idoles animées, structures extra-dimensionnelles, titans charbonneux et incompréhensibles des mondes-à-côté. Contre tout cela, les personnages de Jean Ray combattent un peu à la façon de la chèvre de Monsieur Seguin, avec entêtement et désespoir, pour, presque toujours, finir par vaincre, parce que ce sont là des histoires d’hommes et que les hommes doivent triompher sans quoi ce serait la fin de tout, le néant des espérances, qu’il n’y aurait plus d’humanité et, par conséquent, plus de contours d’histoires. Enfin, chez beaucoup de personnages de ces contes, la peur n’existe pas – celle- ci étant réservée au lecteur. Ce sont des êtres qui ont tout vu, tout vécu, et qui se meuvent avec aisance et détachement à travers les pires épouvantes. Et, là, je soupçonne fort Jean Ray de se mettre lui-même en scène. Bien que le voyant mal enjuponné, il pourrait être cette cruelle Méta qui se bat à coups de rapière contre les Invisibles. Il pourrait être aussi ce « capitaine du Tadorna » qui, en compagnie d’un certain Bill Cockspur, part à la découverte de l’horrible Storchhaus. Dans ce conte – La Maison des Cigognes – que je suis le premier à avoir lu, Jean Ray n’écrit-il pas, en faisant parler ce même « capitaine du Tadorna » – dont il a soin d’ailleurs de ne pas dire le nom : « La fantastique histoire de mon ancien compagnon de bord ne m’avait pas effaré outre mesure ; d’ailleurs, il ne s’attendait pas à une semblable émotion de ma part. Nous en avions vu bien d’autres. Ainsi, à Pointe-à- Pitre, nous avions envoyé aux requins deux redoutables Morts-Vivants que nous avait dépêchés un sorcier antillais, dont nous réglâmes le compte ensuite en le faisant mordre par un serpent fer-de-lance. La « Tadorna » avait pénétré dans la Carpentarie et nous nous étions trouvés, Bill et moi, devant les monstrueux sortilèges du Flinders et du Leichardt. » Quand on connaît Jean Ray et que l’on sait quels souvenirs se rattachent pour lui à Pointe-à-Pitre et au Carpentarie, on ne manque pas de donner une identité à ce mystérieux capitaine. AVEC JEAN RAY, ON NE SAIT JAMAIS, N’EST-IL PAS VRAI ? Vouloir donner une clé, trouver une origine à chaque conte de Jean Ray serait une gageure. Aussi ne m’attarderai-je pas. Je uploads/Geographie/ 25-meilleures-histoires-noires-e 1 .pdf

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