Revue des Études Augustiniennes, 39 (1993), 3-22 La parabole de la brebis perdu

Revue des Études Augustiniennes, 39 (1993), 3-22 La parabole de la brebis perdue dans l'Église ancienne : De l'exégèse à l'iconographie La figure du berger est sans doute celle qu'on rencontre le plus fréquemment dans l'art paléochrétien : on a pu en recenser jusqu'à 892 représentations!. Elle a suscité de nombreuses études parvenant aux conclusions les plus opposées. Pour les uns, les images pastorales de l'art chrétien ne seraient pas substantiellement différentes des représentations bucoliques aimées des païens à la même époque ; pour d'autres, le berger portant la brebis sur les épaules ne représenterait pas autre chose que la vertu de "philanthropia", comme dans le paganisme ; certains encore voient dans le berger des catacombes un Psychopompe qui, tel Hermès (berger lui aussi) conduit l'homme vers l'au-delà ; pour d'aucuns, l'image renverrait au baptême ou à la pénitence ; quelques uns enfin pensent qu'elle est une figure abstraite du salut, somme toute très générale2. Après cela, qui oserait encore écrire avec J. P. Kirsch que «l'image du Bon Pasteur était pour nos pères dans la foi à cette époque ce que l'image du crucifié est pour les fidèles de nos jours3» ? L'expression même de "Bon Pasteur" dont on se sert pour désigner le berger criophore risque d'égarer les recherches, car elle évoque exclusivement le discours parabolique de l'Évangile de Jean (eh. IO). Or, dans l'Église ancienne, la thématique du berger passait par bien d'autres canaux, et d'abord par l'Ancien Testament, où Dieu est fréquemment désigné comme le berger de son peuple et Israël comme le troupeau de Dieu4. Les chrétiens ont hérité de cette imagerie. A Rome même, où l'on a tant de représentations pastorales 1. A. PROVOOST, // significato delle scene pastorali del II secolo dopo Cristo, dans Atti del IX Congresso di Archeologia Cristiana, Città del Vaticano, 1948,1.1, p. 407-431. 2. On trouvera une excellente revue des opinions antérieures (accompagnée de vues nuancées) dans le récent article de J. ENGEMANN, dans RLAC, S.v. Hirt, c. 577-607 (1990). Cf aussi LChrl, s. v. Hirt, Guter Hirt, , e. 289-299 (Α. Legner, 1970) ; DPAC, s. v. Pasteur (bon), c. 1921-1925 (A. Pollastri, Α. Μ. Giumella, tr. fr. 1990 ; ital. 1983). 3. Cité dans DACL, s. v. Pasteur (Bon), c. 2272. 4. Is 63, 9-11 ; Ps 79, 13... ; cf DSp, s. v. Pasteur, c. 366-369>(P. Grelot, 1984). RLAC, s. v. Hirt, c. 589-590 ; KITTEL, S. V. Ποίμην. 4 MARTINE DULAEY dans les cimetières, les chrétiens se considèrent tout naturellement comme les brebis du troupeau du Christ, et ce, dès les origines, puisque l'image est dans la première Epître de Pierre, chez Clément de Rome et dans le Pasteur d'Hermas5. La symbolique pastorale est aussi particulièrement fréquente dans les textes à la fin du IIe et au début du IIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où surgit pour nous l'art chrétien6. De plus, des prophéties de l'Ancien Testament parmi les plus célèbres et les glus souvent citées au IInd siècle dès qu'il est question de l'accomplissement des Écritures, voyaient dans le Messie un berger qui viendrait paître le troupeau des hommes au nom de Dieu. Les Évangiles s'en font aussi l'écho : Jésus y est souvent comparé à un berger, voire se présentait volontiers lui-même comme tel, d'après les Synoptiques comme d'après l'Évangile de Jean7. Compte tenu de ces faits, ne serait-il pas fort surprenant que, dans l'esprit des chrétiens des premiers siècles, si prompts à voir des symboles chrétiens dans les objets ou images les plus banales (la croix dans le mât d'un navire, dans une charrue ou une échelle...), n'importe quelle représentation de berger n'ait pas éveillé dans leur esprit le souvenir du Christ ? Il ne faut pas oublier que le Ρ s 23 («Le Seigneur est mon berger...») a reçu dès le IIIe siècle au moins une signification baptismale, qu'il était appris par cœur par les futurs baptisés et chanté lors du baptême (l'usage est attesté au IVe siècle, mais remonte probablement à une époque bien antérieure)8. Les anciens Pères s'adressent volontiers au Christ comme au «Berger de l'Église universelle répandue sur toute la terre» (Polycarpe), «Berger de ceux qui sont sauvés» (Méliton), «saint Berger qui fais paître tes troupeaux sur les montagnes et dans les plaines» (Abercius), «Berger des brebis du roi céleste» (Clément d'Alexandrie)9. Reste à préciser quel visage du Christ évoquait pour eux le berger. Était-ce celui du guide spirituel ? Etait-ce son amour pour les hommes ? Ou bien voulait-on rappeler qu'il avait donné sa vie pour ses brebis, conformément à la parabole johannique (Jn 10, 11) ? Th. K. Kempf, qui a eu le mérite de réunir un abondant dossier de textes sur le Christ berger (pour les deux premiers siècles surtout), était d'avis que le berger portant la brebis sur ses épaules (généralement appelé «Bon Pasteur» par les iconographes) représentait le 5.1 Pe 5, 2 et 4 ; 2, 25 ; CLEM. R. cor. 54, 1 ; 57, 2 ; 59, 4 ; HERMAS, past. 9, 108, 4-6. Cf aussi BARN, épis t. 5, 12. 6. Ceci a été bien mis en valeur par G. OTRANTO, Tra letteratura e iconografia. Note sul Buon Pastore e sull'Orante nelV arte cristiana (Π-ΙΙΙ sec), dans Vetera Christianorum 26, 1989, p. 69- 87. 7. Is 40, 1-7 ; Za 13, 7 ; Ει 34, 23-24... Tout cela fait partie des prophéties anciennes souvent citées. 8. J. DANIÉLOU, Etudes d'exégèse judéochrétienne (Les Testimonia), Paris, 1966, p. 151 ; Bible et liturgie, Paris, 1953, p. 243-244. 9. Mart. Polyc. 19, 2 (SC 10, p. 234-235) ; MÉL. S.,/r. 15 (SC 123, p. 242-243) ; inscription d'Abercius : DACL, s. v. Abercius, c. 70-72 ; CLEM. A. paed. 3, hymn. 4 (SC 158, p. 192-193). LA PARABOLE DE LA BREBIS PERDUE 5 Logos Roi, berger et Sauveur, voire l'union du Logos avec la nature humainei°. La critique a émis le doute - et c'est à juste titre -, que cette théologie abstraite et complexe ait pu être à l'origine des représentations du Bon Pasteur dans les catacombes. La réalité est effectivement plus simple. C'est la parabole de la brebis perdue, telle qu'elle est rapportée en Mt 18, 12, et non le discours de Jn 10, qui a donné lieu dans l'Église ancienne à un enseignement très répandu, très populaire parce qu'il était concret et parlantii, dont il ressort ceci : le berger qui porte la brebis sur ses épaules évoquait pour les chrétiens des premiers siècles l'Incarnation, la Passion et la Résurrection du Christ, ce qui n'est pas, selon nous, sans jeter quelque lumière sur les représentations anciennes. I. - LE BERGER EN QUÊTE DE LA BREBIS, FIGURE DE L'INCARNATION A. - Existence d'un enseignement catéchétique ancien sur la parabole La parabole de la brebis égarée est ainsi rapportée par Matthieu : «Si un homme a cent brebis et que l'une d'entre elles vienne à s égarer, ne va-t-il pas laisser les quatre-vingt-dix-neuf autres dans la montagne pour aller à la recherche de celle qui s'est égarée ? Et, s'il parvient à la retrouver, en vérité, je vous le déclare, il en a plus de joie que des quatre-vint-dix-neuf qui ne se sont pas égarées» (18, 12 ; Tob). La parabole concerne les disciples, elle leur enseigne qu'ils doivent avoir souci du moindre de leurs frères, et s'achève sur cette phrase : «Votre Père qui est aux cieux veut qu'aucun de ces petits ne se perde». Dans l'Évangile de Luc, le contexte est quelque peu différent. La parabole de la brebis (une des trois paraboles de la miséricorde) met en relief l'amour du Christ pour les pécheurs. L'enseignement lui-même prend une forme différente : «Lequel d'entre vous, s'il a cent brebis et qu'il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu'à ce qu'il l'ait retrouvée ? Et quand il l'a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules, et, de retour à la maison, il réunit ses amis et ses voisins et leur dit : "Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai retrouvée, ma brebis qui était perdue /"» {Le 15, 3-6 ; Tob). La formule de la conclusion n'est pas non plus identique à celle de Matthieu : «Je vous le déclare, c'est ainsi qu'il y aura dans la joie dans le ciel pour un seul pécheur 10. Th. K. KEMPF, Christus der Hirt, Ursprung und Deutung einer altchristlicher Symbolgestalt, Rome, 1942 (Diss. Université Grégorienne, dactyl.). 11. Le même auteur, dans les 51 pages imprimées résumant sa thèse, affirme (p. 23-24) que l'interprétation de cette parabole est très fréquente dans l'Église ancienne et semble universellement connue ; mais, à la p. 122 de la thèse dactylographiée, il affirme que la parabole n'aurait pas influencé la représentation du Bon Pasteur. 6 MARTINE DULAEY qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de conversion». Si donc l'idée de base est la même (le berger est capable de laisser là tout son troupeau pour sauver une uploads/Geographie/ 39-reaug-1993-nr-1-2.pdf

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