1 2 Naguib Mahfouz Akhénaton le renégat (AL' A'ISH FIL-HAQIQA) Traduit de l’ara

1 2 Naguib Mahfouz Akhénaton le renégat (AL' A'ISH FIL-HAQIQA) Traduit de l’arabe par France Meyer Denoël 3 Mon désir d’écrire naquit… Mon désir d’écrire naquit de la découverte d’un paysage frappant. L’embarcation se frayait un chemin à contre-courant d’un fleuve puissant et calme. Nous étions à la fin de la saison des crues. Le voyage avait débuté à Saïs, notre ville, et nous menait vers le sud, vers la ville de Panopolis où était installée ma sœur depuis son mariage. Ce soir-là, nous traversâmes une étrange cité qui s’étendait sur la rive est du Nil, des berges du fleuve jusqu’au sanctuaire de la montagne. Une cité dont les colonnades évoquaient une gloire passée et où la destruction rongeait toutes choses avec avidité. Les arbres étaient nus, les rues désertes, les portes et les fenêtres fermées comme des paupières closes. Aucune vie n’y vibrait, aucun mouvement ne l’agitait, le silence s’était abattu sur elle, la mélancolie y régnait, et sur ses pierres se lisaient les signes de la mort. En y promenant mon regard, je sentis mon cœur se serrer. Je me précipitai vers mon père qui, auréolé du poids des ans, sommeillait sur un canapé sur le pont. « Quelle est cette ville, père ? lui demandai-je. Pourquoi ces ruines ? » Il me répondit sans émotion : « C’est la ville de l'hérétique, Méri Moun, la ville impie, maudite. » Mon regard s’y posa de nouveau, avec une émotion accrue par l’afflux des images du passé. « Ne reste-t-il aucun survivant ? — L’épouse hérétique y vit toujours, cloîtrée dans son palais, ou plutôt sa prison, répondit-il d’un ton abrupt, et sans doute y a-t-il encore quelques gardes. — Néfertiti… », murmurai-je. Comment supportait-elle sa solitude et le fardeau des souvenirs ? Soudain me revint en mémoire mon enfance passée 4 au palais de mon père à Saïs, et le dialogue fiévreux des grands de ce monde sur l’ouragan qui avait bouleversé la terre d’Égypte et son empire – ce qu’on avait appelé « la guerre des Dieux » –, et sur le jeune pharaon qui avait déchiqueté patrimoine et tradition et défié les prêtres et le destin. Oui, je me souvenais de ces jours oubliés, de ce qui s’était dit d’une religion nouvelle, du déchirement d’un peuple partagé entre foi et loyalisme, des débats autour d’indéchiffrables vérités, des défaites amères, de la triste victoire. Devant moi gisait donc la ville des miracles, livrée à la mort, avec sa maîtresse prisonnière en proie à la souffrance et à la solitude, et voici que mon jeune cœur palpitait avec violence, assoiffé de curiosité. « Père, dis-je, à partir d’aujourd’hui, tu n’auras plus à me reprocher mon penchant pour l’oisiveté. Un désir sacré m’anime, semblable au vent du nord, ce même désir qui t’animait au printemps de ta jeunesse, celui de découvrir la vérité et de la sauvegarder. » Mon père leva sur moi ses yeux las. « Que veux-tu, Méri Moun ? — Je veux tout savoir de cette cité et de son maître, de la tragédie qui a déchiré la patrie et perdu l’empire. — Mais tu as déjà tout entendu au temple ! objecta-t-il avec gravité. — Le sage Qaqemna m’a enseigné qu’il ne fallait jamais juger une cause avant d’entendre les deux partis. — La vérité ici est claire, et du reste le parti adverse, l’hérétique, est mort. — Père, la plupart de ses contemporains sont toujours vivants. Ce sont tes pairs et tes amis. Une simple recommandation de ta part saurait forcer les portes closes et livrer les plus grands secrets. Je cernerais ainsi les contours de la vérité avant qu'elle ne soit dévorée par le temps, comme l’est cette ville. » J’insistai jusqu’à ce qu’il accède à ma demande. Celle-ci d’ailleurs le réjouit, en raison de sa passion antérieure pour la vérité et de son attachement à la science, qualités qui faisaient de notre demeure un foyer de la spiritualité et du monde temporel, et qui valaient à mon père d’être appelé par ses amis 5 « l’homme dont la sagesse est aussi rare que sa terre est fertile ». Ainsi notre palais abritait-il cénacles et tables rondes où contes et poèmes fusaient autour d’oies rôties arrosées des meilleurs vins… Il me remit donc plusieurs lettres de recommandation que je devais présenter à ceux qui avaient vécu les événements, ceux qui y avaient participé de près ou de loin, ceux qui avaient goûté la douceur puis l’amertume, ou l’amertume puis la douceur, de ces années-là. « Tu as choisi ta voie, Méri Moun, me dit-il. Va sous la protection des dieux. Tes aïeux ont opté pour l’armée, la politique ou le commerce. Toi, tu as choisi la vérité. Mais méfie- toi ! Ne provoque jamais un homme de pouvoir et ne te réjouis jamais des malheurs d’un être tombé dans l’oubli. Sois comme l’Histoire qui prête l’oreille à tous les conteurs, qui ne prend parti pour personne, et qui gratifie d’une vérité limpide celui qui la lui réclame. » Je me réjouissais de secouer ainsi ma nonchalance, de me laisser emporter par le courant de l’histoire. L’histoire dont on ignore la source, dont il n’existe pas de fin, et au flux de laquelle chaque personnage influent vient ajouter une vague nouvelle inspirée de la vérité éternelle. 6 La ville de Thèbes avait renoué… La ville de Thèbes avait renoué avec une époque florissante, après avoir connu le fiel de l’abandon et le repli sur soi au temps de l’hérétique. Elle était redevenue la capitale, et sur son trône siégeait le jeune pharaon Toutankhamon. Hommes de paix et de guerre y étaient revenus, les prêtres avaient regagné leurs temples, les palais prospéraient, les jardins fleurissaient, le temple d’Amon s’enorgueillissait de colonnes géantes et d’un parc luxuriant. Sur les marchés se pressaient commerçants et badauds, et s’entassaient les marchandises. Tout y respirait la gloire et la stabilité, et ses rues ne désemplissaient pas. Je visitais Thèbes pour la première fois, et je fus ébloui par sa splendeur, sa foule immense, pénétré par son brouhaha, ses clameurs, charmé par son architecture. Par comparaison, Saïs, ma ville natale, ressemblait à un village muet et endormi. Je me rendis au temple d’Amon au rendez-vous fixé. Guidé par un serviteur, je traversai la grande salle hypostyle, puis empruntai un couloir latéral qui me conduisit vers la pièce où le grand prêtre m’attendait. Je le vis, installé dans un fauteuil de bois d’ébène orné de deux crosses d’or : un homme âgé, le crâne rasé, vêtu d’une tunique longue et ample, les épaules ceintes d’une écharpe blanche. Malgré sa vieillesse, il me semblait jouir d’une grande vivacité, que venait tempérer une âme apaisée. Il rendit hommage à mon père en mettant l’accent sur sa loyauté. « L’épreuve nous a permis de reconnaître nos fidèles… » Puis il loua mon projet et ajouta : « Nous avons détruit les murs et tous les mensonges qui y étaient gravés, mais la vérité doit être consignée. » Il baissa la tête comme en signe de remerciement, et reprit : « Aujourd’hui Amon siège sur son trône et se dresse sur la barque sacrée du Saint des Saints, dieu maître des dieux, protecteur de l’Égypte, redouté de ses ennemis, et ses prêtres 7 ont recouvré leur pleine souveraineté. Il est le dieu qui a libéré notre vallée par le bras du roi Ahmosis, et qui a repoussé nos frontières nord et sud, ainsi qu’est et ouest, par le bras du roi Touthmosis III. Il est le dieu qui fait triompher ses fidèles et qui humilie ceux qui le trahissent. » Je me prosternai, jusqu’à ce qu’il m’invite à m’asseoir sur un tabouret bas, face à lui. Puis, attentif, je l’écoutai raconter. « C’est une triste histoire, Méri Moun, qui débuta par ce qui semblait être un innocent murmure. Tout ceci arriva par la faute de Tiÿ, grande reine et mère de l’hérétique, épouse du grand pharaon Aménophis III. Une femme du peuple, issue d'une famille nubienne, et dans les veines de laquelle ne coulait pas une goutte de sang royal. Elle était déterminée et fine mouche, comme si elle possédait quatre yeux avec lesquels elle pouvait voir simultanément dans toutes les directions. En apparence, elle veillait à nous satisfaire et tenait à notre amitié. Je n’oublierai point le compliment qu'elle nous fit un jour où nous célébrions la fête du Nil : « Ô prêtres d’Amon, nous dit-elle, vous incarnez le bonheur et la bénédiction !… » Elle avait coutume de regarder fixement de ses grands yeux les hommes les plus puissants, jusqu'à leur faire baisser la tête et les laisser trébucher d'embarras. Jamais nous n'avions éprouvé la moindre inquiétude, les pharaons de cette noble famille ayant toujours révéré les prêtres d’Amon. Jusqu'au jour où nous constatâmes que la reine s'employait à élargir le champ des études religieuses pour y intégrer les cultes d’autres dieux, et en particulier celui du dieu Aton. Apparemment, il ne s’agissait que de développer notre connaissance d’une religion que nous uploads/Geographie/ 4-5850705012975470547.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager