4. Des instruments emblématiques de la marchandisation des contrôles Claire Rod

4. Des instruments emblématiques de la marchandisation des contrôles Claire Rodier Dans Xénophobie business (2012), pages 151 à 186 Chapitre Frontex, une agence multifonctions es pages qui précèdent ont montré que les aspects économiques, idéologiques et diplomatiques se mêlent le plus souvent pour faire des contrôles migratoires les outils d’un système complexe derrière lesquels les buts affichés de leur mise en place ont tendance à passer au second plan. Pour illustrer cette complexité, on a choisi d’en retenir deux instruments emblématiques : la création, par l’Union européenne, de l’agence Frontex, et la prolifération, à l’échelle planétaire, des lieux de détention des migrants en situation irrégulière. La première est en passe de servir de base européenne de lancement pour l’utilisation civile des drones, arme de guerre recyclée dans la surveillance des frontières. Les seconds occupent une place de choix dans le processus d’externalisation, par les pays riches, des basses œuvres liées aux exigences de leur politique de mise à distance des indésirables. 1 L Vingt-six hélicoptères, vingt-deux avions légers, cent treize navires, quatre cent soixante-seize appareils techniques (radars mobiles, caméras thermiques, sondes mesurant le taux de gaz carbonique émis, détecteurs de battements de cœur…). Tel était en 2010 l’inventaire dressé par l’agence européenne des frontières, Frontex, pour décrire la flotte et le matériel à sa disposition pour mener à bien sa mission : la lutte contre l’immigration irrégulière. Petite armée dont le poste de commandement est installé à 2 Varsovie sous l’autorité d’un général de brigade finlandais, Frontex, depuis sa naissance en 2004, déploie ses forces aux frontières sensibles de l’Europe. Elle est surtout connue pour des missions de surveillance en Méditerranée destinées à empêcher les barques de migrants d’accoster en Grèce ou en Italie, et pour l’organisation d’« opérations de retour conjointes » de migrants, autrement dit de charters d’expulsés. Mais elle a bien d’autres fonctions : l’agence se situe en effet à la croisée des multiples enjeux qui sous-tendent les opérations de lutte contre l’immigration irrégulière. L’agence Frontex a été créée pour améliorer la « gestion intégrée des frontières extérieures » des États-membres de l’Union européenne. Fruit d’un compromis entre les tenants d’une politique commune de protection des frontières – pour l’essentiel, les pays les plus exposés aux « flux » de migrants venant du Sud et de l’Est – et ceux qui rechignent à voir leur souveraineté restreinte dans ce domaine, Frontex n’a en principe qu’un rôle de « facilitation ». Elle « coordonne la coopération opérationnelle entres les États-membres, les assiste pour la formation des garde-frontières nationaux, effectue des analyses de risques, suit l’évolution de la recherche dans les domaines présentant de l’intérêt pour le contrôle et la surveillance, assiste les États-membres dans les situations qui exigent une assistance technique et opérationnelle renforcée aux frontières extérieures et fournit aux États-membres l’appui nécessaire pour organiser des opérations de retour conjointes », peut-on lire sur le site de l’UE. Rien dans cette définition de ses tâches ne laisse présager que l’agence pourrait être le « bras armé » de l’Europe en matière de contrôle des frontières, d’autant qu’aux termes du règlement qui l’institue, ce sont les États-membres qui restent responsables du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures. 3 Un « bras armé » visible, sinon efficace. Pourtant, en quelques années, Frontex est devenue l’instrument emblématique de la politique de contrôle migratoire de l’Union européenne. Elle est pour cette raison la cible des ONG, qui mettent en cause ses méthodes et s’inquiètent des violations des droits des personnes commises lors de ses interventions ; des activistes européens demandent sa suppression, à l’instar du groupe qui a pris le nom de Frontexplode, tandis que Jean Ziegler n’hésite pas à la qualifier d’« organisation militaire quasi clandestine ». L’agence, qui se définissait dans son rapport de 2006 comme « un coordinateur communautaire opérationnel fiable et un contributeur pleinement respecté et soutenu par les États-membres et les pays tiers », se donnait deux ans plus tard comme « but de devenir l’acteur central [au soutien d’] une gestion efficace des frontières extérieures de l’UE », avant de revendiquer en 2009 le rôle de « pierre angulaire du concept européen de gestion intégrée des frontières ». L’avalanche de données dont regorgent ses rapports annuels suggère, implicitement ou explicitement, le caractère indispensable de ses interventions : y sont notamment comptabilisés en détail les franchissements illégaux des frontières, les détections 4 d’activité des passeurs et d’utilisation de faux documents, les situations de séjour irrégulier, les refus d’accès au territoire ou encore les expulsions de migrants qu’elle a recensés au cours de la période couverte. Les premières interventions de Frontex ont eu lieu en 2006, au large des îles Canaries, pour empêcher le débarquement de migrants subsahariens en provenance des côtes sénégalaises et mauritaniennes. L’opération Hera s’appuyait sur un hélicoptère, un avion et quatre navires, fournis par l’Espagne, l’Italie et la France, qui patrouillaient le long de ces côtes pour intercepter les embarcations en partance. Un an plus tard, le ministre de l’Intérieur espagnol se félicitait d’une diminution de l’ordre de 70 % des arrivées de barques aux Canaries : un franc succès pour Frontex, qui ne s’est pas démenti par la suite puisque la source de « migrants clandestins » entrés en Europe via l’archipel canarien était quasiment tarie en 2010. Après Hera en Espagne, d’autres opérations sont venues progressivement fermer les voies alternatives d’accès maritime à l’Europe du Sud. En 2008, Frontex annonçait que l’opération Minerva, mise en place pour protéger le sud-est de l’Espagne et les Baléares, avait fait chuter les arrivées en provenance du Maroc et d’Algérie de 23 % – sans préciser que, dans le même temps, le nombre de migrants ayant traversé la Méditerranée depuis la Libye vers Malte et le sud de l’Italie avait doublé. Poursuivant vers l’est sa pose de verrous sur la frontière maritime, Frontex s’est appuyée, pour l’opération menée en Méditerranée sous le nom de Nautilus, sur l’étroite coopération nouée de longue date entre l’Italie et la Libye en matière de contrôle des migrations. Là aussi, le dispositif s’est révélé au départ efficace : alors que plus de 35 000 personnes avaient débarqué sur l’île italienne de Lampedusa en 2008, il n’y avait presque plus d’arrivées par mer fin 2009. Mais, de façon assez logique, c’est vers la Grèce que se sont alors concentrées la majorité des entrées irrégulières en direction de l’UE, ce qui a amené Frontex à déclencher une opération maritime de grande ampleur, baptisée Poséidon, pour lutter contre les passages clandestins par la frontière grecque. Là encore, les efforts ont pu sembler payants, puisque l’agence annonçait en mars 2010 une baisse de 60 % des interceptions en mer Égée par rapport à l’année précédente. Mais ce n’était qu’une apparence, car les franchissements irréguliers se sont immédiatement reportés sur les frontières terrestres, notamment celle séparant la Turquie de la Grèce. 5 Si les opérations menées par Frontex, en verrouillant les points de passage empruntés par les migrants, produisent des effets immédiats, leur efficacité sur le long terme n’est donc pas prouvée. Plus qu’à une fermeture, c’est à un déplacement des routes migratoires qu’on assiste depuis qu’elle a commencé à intervenir au sud de l’Europe. Les évaluations officielles confirment que la sécurisation des frontières est peu dissuasive : dans son rapport annuel sur l’asile et l’immigration pour 2011, une année au cours de laquelle des moyens considérables ont été mis en œuvre par Frontex en Méditerranée, la Commission européenne pointe une augmentation de près de 35 % de la « pression sur 6 les frontières extérieures de l’Union ». Déjà, en 2008, la même Commission européenne présentait comme un succès le fait que, grâce à Frontex, 53 000 personnes aient été arrêtées ou se soient vu refuser l’entrée dans l’UE au cours de l’année précédente. Mais si, comme l’a fait un chercheur dans une étude réalisée pour le Parlement européen, on rapporte ce résultat, d’une part au nombre total d’entrées dans les États-membres au titre de l’immigration pendant la même période (2 millions, d’après les chiffres de l’OCDE), d’autre part au nombre de personnes auxquelles les États-membres ont interdit l’accès à leur territoire (800 000 selon les statistiques officielles de l’Union), et si l’on rappelle enfin que, pour bloquer ces 53 000 personnes, l’agence a dépensé 24 128 619 euros en frais opérationnels, on peut légitimement se demander si le jeu en vaut la chandelle. Le décalage entre les moyens qu’elle mobilise et leur faible impact n’est d’ailleurs pas nié par Frontex. Se félicitant que, pour l’opération Poséidon, vingt- trois États-membres aient fourni en grand nombre des hommes, des chiens policiers et du matériel (véhicules, caméras, dispositifs d’imagerie thermique, etc.), son porte- parole affirmait, en mai 2012, que la frontière entre la Grèce et la Turquie était sous contrôle, avec « un niveau de détection des migrants estimé à 90 % », mais que les tentatives d’entrée dans l’Union européenne par la porte gréco-turque n’avaient pourtant pas cessé. Et de s’interroger : « la question est de savoir pourquoi les personnes arrivent si nombreuses uploads/Geographie/ 4-des-instruments-emblematiques-de-la-marchandisation-des-controles-cairn-info.pdf

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